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Nous sommes en 1953 et Francis Albert Sinatra n’est plus ce chanteur séduisant à succès. Lâché par sa maison de disque un an auparavant et par sa femme de l’époque Ava Gardner, le plus célèbre des crooners est au fond du gouffre. On aurait pu ne plus entendre parler de lui si la chance ne lui avait pas souri par la suite. Cette chance, il la doit à… la mafia. C’est en tout cas les rumeurs qui courent encore aujourd’hui à propos de l’obtention de son rôle dans le film From Here To Eternity de Fred Zinnemann. Poussé par la Cosa Nostra, le studio aurait confié à Sinatra le personnage d’Angelo Maggio qui lui permettra de gagner l’oscar du meilleur second rôle et de relancer sa carrière aussi bien cinématographique que musicale.
Fraichement signé sur le label Capitol, Frank Sinatra enregistre alors en 1955 In The Wee Small Hours qui sera distribué la même année. La première chose marquante à propos de ce disque est le soin apporté à la pochette. Là où ses précédents disques n’étaient que des montages assez grossiers et sans intérêts, cet album représente un Sinatra pensif au coin d’une rue sombre, déserte et bleutée. Cette pochette particulièrement réussie illustre bien le thème de ce disque où l’on découvre un Sinatra solitaire et mélancolique. Tout comme son premier disque solo The Voice qui lançait ce genre, In The Wee Small Hours est une sorte de concept album tournant autour de sa séparation avec sa femme Ava Gardner.
Ainsi, pendant les 16 titres habillant ce disque, on entend un Sinatra dévasté par cette rupture. Entre déprime et nostalgie il nous conte sa tristesse. D’une humeur indigo comme il le chante si bien, on découvre une star profondément humaine. Ce qui rend les paroles poignantes, c’est qu’au-delà d’un disque de rupture entre Ava Gardner et Frank Sinatra, c’est avant tout et simplement, un disque sur la rupture. Qui n’a jamais connu ces sentiments qu’il dépeint si bien, ce manque intense de la personne chérie, celle qui peuple votre pensée alors qu’elle est partie… "You're always on my mind, tho' out of sight" chante t-il sur This Love Of Mine. Célèbre ou non, les sentiments et les relations sont les mêmes, on ne peut que sourire devant les paroles de Can’t We Be Friends? dont le titre suffit à comprendre de quoi il s’agit.
Si In The Wee Small Hours est toujours considéré après toutes ces années comme l’une des œuvres majeures du siècle dernier, c’est aussi grâce à l’orchestration géniale de Nelson Riddle. Peuplé de cordes et de bois, l’orchestre qui doit être assez conséquent est pourtant tout en retenue. Les instruments accompagnent constamment la voix douce et l’interprétation parfaite de Frank Sinatra d’une sobriété élégante. Finalement, l’orchestre n’explose qu’à de rares occasions, seulement lorsque le chanteur pousse sa voix comme on la connait si bien sur des titres tels que New York, New York. Arrangements passés et intemporels à la fois, ce genre de réalisation n’existe plus vraiment aujourd’hui, et c’est bien dommage quand on voit le travail d’orfèvre de Nelson Riddle.
Si le disque est peut être un peu long et que les mauvaises langues diront qu’on a affaire à de la musique du troisième âge, c’est faire fi des paroles bouleversantes et du travail exceptionnel dont Sinatra et Riddle ont fait preuve. In The Wee Small Hours est et restera l’un des disques les plus tristes et un des plus réussis sur le thème de la rupture amoureuse.
Faut-il écouter ce disque au moins une fois dans sa vie? Oui, mais attention, en cas de rupture récente, ce disque peut être aussi nocif qu’addictif.
In The Wee Small Hours Of The Morning :
I'll Be Around :