Deux livres de Jean-Michel Espitallier
La première édition, en 2000, de l’anthologie Pièces détachées fit couler beaucoup d’encre chez ceux et parmi ceux qui, eussent-ils été en opportunité semblable de composer une anthologie de la poésie d’aujourd’hui pour le compte d’un grand groupe d’édition, n’auraient pas agi différemment : auraient composé dans la subjectivité camarade. De ne pas être exhaustif, Jean-Michel Espitallier ne l’avait pas caché, et n’a point bougé d’un iota sa position : sa subjectivité d’anthologue est soulignée dans le déterminant faussement objectif « une », et alléguée dans la préface inédite à cette deuxième édition ; et s’il ne dissimule guère certaine lassitude devant le label « poésie contemporaine » (et ce qu’il implique d’encre fielleuse et de rancunes tenaces), sa malice espiègle et sa fantaisie joyeuse lui sauvent la mise, du moins relancent la machinerie du lecteur attentif qu’il ne cesse d’être. Posant un regard cependant apaisé sur la décennie écoulée, il constate une amplification des débordements langagiers qui sourdaient nettement en début du XXIe siècle, vers une « délocalisation générique », autrement dit : un développement des écritures inclassables. L’anthologue est donc attentif, suivant sa propre pratique d’écriture poétique, au mouvement débordant de l’écriture poétique, de la redéfinition du terme ; le mot « poésie » a implosé, certains le refusent, d’autres participent allègrement du mouvement. Qu’importe. On pourra être sceptique devant certaines écritures ici proposées, bayer aux corneilles devant d’autres, et applaudir l’évidence de la plupart. Cela étant, à l’intérieur de la subjectivité camarade (poètes ayant publié dans la revue qu’il dirigea, Java), le spectre est large. On portera de surcroît quelque intérêt à la lecture de leurs auto-portraits par les auteurs à la demande du chef d’orchestre (et on sera parfois surpris d’en lire se disant « visité par la Muse » (avec majuscule), et d’autres, probables partisans de l’absence élocutoire du poète, retrouver le « je » pour s’auto-présenter). L’ouvrage mêle anciens (Jude Stéfan, Christian Prigent, Jacques Roubaud, Joseph Julien Guglielmi...) à des nouveaux (en 2000), Charles Pennequin, Christophe Tarkos, Nathalie Quintane. Mais, eût-il fallu pas revoir aussi le corpus et y ajouter quelques nouveautés nouvelles afin de mieux suivre le mouvement poétique perpétuel ?
Publiant Cent quarante-huit propositions… Jean-Michel Espitallier propose un exercice joyeux de pastiche : avec Ludwig Wittgenstein en méta-auteur, et le traité en méta-genre, alignant en premier temps cent quarante-huit simili propositions, assavoir s’annulant elles-mêmes par la logique de l’absurde sur l’objet de la mort, tout aussi absurde ne serait-ce que d’essayer d’en cerner ne serait-ce que l’idée, puisqu’il n’est plus incernable matière à penser. Jean-Michel Espitallier pose la dérision et la fantaisie comme mode de logique échappatoire à la mélancolie voire à la déprime, fait exploser de l’intérieur toute notion sérieuse (celle du traité philosophique), jusque proposer une couverture d’un rose bonbon des plus kitsch afin d’appuyer sa dérision de la mort, séculairement traitée. Ontologie et métaphysique sont passées à la moulinette de la poule ou de l’œuf voire de l’ourobouros. La pensée (de la mort, ou de la pensée elle-même) se déploie à l’infini, par ondes successives… :
3.0- Il n’est pas très difficile de penser à une pensée que l’on n’a pas et à laquelle on souhaite penser.
3.1- Il est difficile de penser à une pensée à laquelle on ne pense pas penser.
3.2- Il est très difficile de penser à une pensée à laquelle on n’oserait penser. Cette difficulté accrédite l’idée selon laquelle il existerait des pensées surveillantes d’autres pensées, mais la surveillance impliquant toujours le surveillé, on peut se demander comment nos pensées surveilla nt l’objet auquel on n’ose penser, cet objet surveillé ne serait pas dans nos pensées surveillantes et donc pensé comme une pensée à laquelle on pense quand même puisqu’on pense à la faire surveiller (sans objet à surveiller, quelle utilité y aurait-il quand même à le faire surveiller quand même ? À moins que ce ne soit le surveillant qui crée le surveillé).
3.3- Il est quasiment impossible de faire venir à la pensée une pensée à laquelle on ne pourrait penser.
Les puristes s’exclameront : poésie ? Oui-da, car la forme principale de la poésie telle qu’elle semble prendre dans l’aujourd’hui (ce que J.-M.E. développe dans sa préface aux Pièces détachées) paraît bien être la forme hybride. Oserons-nous avancer cela : Jean-Michel Espitallier est un poète philosophico-comique ? C’est fait.
[Jean-Pascal Dubost]
Jean-Michel Espitallier
Pièces détachées, Une anthologie de la poésie française d’aujourd’hui (édition revue et corrigée par l’auteur + une préface inédite à la deuxième édition)
Pocket (coll. Agora)
&
Jean-Michel Espitallier
Cent quarante-huit propositions sur la vie & la mort, et autres petits traités
Al Dante