Le 5 février 1972 meurt à New York la poète Marianne Moore.
SON BOUCLIER
Le torque-épine ou porc piquant
(le porc hérissé appelé à tort hérisson) avec tous ses tranchants dehors,
échidné et échinoderme en manteau
de fourrure d’épines de pelote d’épingles, le porc épineux ou porc-épic,
le rhinocéros au museau cornu ―
tout est paré pour la bataille.
La fourrure de porc n’ira pas, je me
ceindrai de peau de salamandre comme Jean Presbyteros*.
Un lézard au cœur des flammes, un brandon
qui est la vie, aux yeux d’asbeste**, aux oreilles d’asbeste, au pelage tatoué
et au cochon permanent sur
le cou-de-pied ; il peut résister au
feu et ne se noiera pas. Dans son
pays inconquérable au sobre enthousiasme,
l’or était si banal que nul ne s’y intéressait ; la cupidité
et la flatterie étaient inconnues. Bien que des rubis gros comme des balles
de tennis s’agrégeassent dans les ruisseaux de sorte
que la montagne semblait saigner,
la salamandre
inextinguible ne se faisait appeler que presbytère. Son bouclier
était son humilité. En manteau de lin
carpasien, flanquée par sa maisonnée de lionceaux et son cortège
sable, elle révéla
une formule plus sûre que
celle de l’armurier ; le pouvoir de renoncer
à ce qu’on voudrait garder ; c’est ça la liberté. Deviens crâne de
dinosaure, garni de piquants ou de laine de salamandre, plus chaussé de métal
et vêtu de javelines qu’un bataillon de hérissons en acier, mais sois
terne. Ne sois pas envié ni
armé d’un mètre d’arpenteur.
Marianne Moore, Nouveaux Poèmes (1951) in Poésie complète, Licornes et sabliers, José Corti, 2004, pp. 168-169. Édité et traduit par Thierry Gillyboeuf.
*Jean Presbyteros : Jean l’Évangéliste (mort v. 100), un des douze apôtres, auteur du quatrième Évangile et à qui l’on attribue aussi l’Apocalypse.
** Asbeste : Minéral du groupe des Silicates, à structure filamenteuse, assez souple et résistante, dont on se servait autrefois pour fabriquer des tissus, des mèches de lampes et des explosifs.
EN REGARDANT MISS MOORE…
Miss Moore portait une longue robe crépusculaire à mince col blanc, et sa chevelure s’enroulait autour de sa tête en une tresse lustrée. Elle essayait de me sourire ; mais sourire lui était fort difficile avec ces petites lèvres tristes et ces grands yeux tourmentés.
En regardant Miss Moore, je me sentais entraîné dans un âge révolu, peut-être le quinzième siècle, voire le onzième. Elle évoquait les grottes ombreuses d’une abbaye carolingienne, ou l’agate éclairée par une lampe d’une chapelle de Ravenne. Ses fins cheveux translucides semblaient de verre filé, et ses lèvres étaient ciselées dans de petits coraux timides.
― Vous préférez les choses aux gens, n’est-ce pas, Miss Moore ?
― J’aime bien les choses, oui, en effet ; il est si rare qu’elles aient un aiguillon perfide, comme en ont si fréquemment les gens avec leurs étiquettes et leurs attitudes ! Toutes les attitudes ont un certain aiguillon perfide; mais hélas ! il est malaisé de vivre sans attitudes, n’est-ce pas ?
― Pourtant, les objets ont aussi des attitudes, vous ne croyez pas, Miss Moore ?
― Les objets ont souvent quelque chose d’humain aussi bien que l’animal. J’avais autrefois un panier en peau de tatou. Il m’avait été donné par un prêtre qui arrivait du Mexique. C’était un animal, voyez-vous, mais également humain puisqu’il s’agissait d’un panier. Les zébrures, l’étrangeté du dessin, la texture rêche, tout cela m’enchantait. L’odeur de la bête demeurait intacte en dépit de l’attitude humaine.
― Avez-vous écrit un poème sur le tatou ?
― Oh ! c’était beaucoup trop bonnet blanc et blanc bonnet !
Les gens disaient : « Elle a donc enfin écrit un poème sur un tatou. Il était inévitable qu’elle écrivît un poème sur un tatou ! »
Les curieux poèmes pareils à des crabes que j’avais de longue date découverts dans un livre intitulé Observations m’avaient plongé dans un ravissement perplexe. Ils se mouvaient avec une oblique délicatesse en remuant leurs antennes annelées, et semblaient rôder vers quelque exactitude sous-marine. Les motifs changeants de leurs assonances évoquaient des algues marines balancées dans l’eau. « Son bouclier » me plaisait surtout, qui parlait d’une salamandre à laquelle il donnait tout un spectre de couleurs changeantes :
de tennis avaient beau s’unir en coulées telles
que la montagne semblait saigner,
l’inextinguible
salamandre ne se qualifiait que d’ancienne. Son bouclier,
c’était son humilité.
Miss Moore essaya de sourire : elle sentait peut-être que je la considérais comme une salamandre ; mais le sourire s’évanouit dans l’air, et elle dit :
―…Maintenant, il faut que je rentre.
Frederic Prokosch, Voix dans la nuit, 10/18, Librairie Arthème Fayard, 1984, pp. 190-191. Traduit de l’anglais par Léo Dilé.
Voir aussi :
- la fiche des éditions José Corti sur : Marianne Moore, Poésie complète, Licornes et sabliers ;
- (sur Poezibao) une fiche bio-bibliographique sur Marianne Moore ;
- (sur Terres de femmes) Elizabeth Bishop/Invitation to Miss Marianne Moore.
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