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Une île (4)

Publié le 29 avril 2011 par Feuilly

Une fois arrivés au pied de la montagne, nous sommes venus butter contre une large rivière qui nous barrait complètement le passage. Le courant en était trop impétueux pour que l’idée même de traverser à la nage nous effleurât. L’eau bouillonnait en cascades et venait s’écraser sur d’énormes rochers dans un grondement terrible. En fait, c’était un torrent que nous avions sous les yeux et des volutes de vapeur d’eau s’élevaient dans les airs, créant, à cet endroit, une impression étrange, un peu féérique. Les rayons du soleil perçaient difficilement cette espèce de brouillard, mais ils y parvenaient quand même, créant des dizaines d’arcs en ciel multicolores. Abasourdis, stoppés dans notre élan, nous restâmes là à regarder ce spectacle grandiose, un peu surréel. Le contraste était saisissant entre les flots en furie qui s’agitaient à nos pieds et cette pureté diaphane et immobile de l’air. Des particules d’eau restaient en suspens dans l’atmosphère et donnaient au paysage un aspect insolite, quasi magique. Il y avait là une sorte de mystère qui imposait le respect et c’est en silence et avec une conscience très nette du caractère sacré de ce lieu que nous nous mîmes à contempler ce qui nous entourait. Nous venions de trouver un endroit sur terre où les dieux, sans doute, venaient encore parfois parler aux humains.

Mais bon, même si nous étions sous le charme poétique de ce petit coin enchanteur, il nous fallait penser à poursuivre notre route. Comme il était impossible de franchir le torrent, nous avons commencé à le longer en le descendant. Nous espérions que plus bas, près de l’embouchure, ses flots seraient plus calmes et qu’il nous serait alors plus facile de traverser. Nos prévisions étaient bonnes car après un bon quart d’heure nous trouvâmes un passage à gué. Le torrent furieux, en arrivant dans la plaine, s’était subitement transformé en un plan d’eau calme. Quelques pierres, judicieusement posées en travers du courant, allaient nous permettre de passer sans encombre.

C’est alors que nous entendîmes des voix. Intrigués, nous avons regardé aussitôt autour de nous. Ben ça alors, quelle surprise ! A vingt mètres après le gué, la rivière faisait un coude, créant du coup une sorte de petit lac peu profond où l’eau était particulièrement transparente. Et qu’est-ce que nous découvrîmes là ? Six jeunes filles, qui étaient occupées à se baigner tout en riant et en s’éclaboussant. Nous qui avions vécu plus de trois mois sur notre bateau sans voir une seule femme, nous sommes restés tout interdits à la vue de ces beaux corps dénudés et innocents. Le paradis existait-il donc sur terre ? En tout cas le spectacle qui s’offrait à nous avait quelque chose de biblique. On aurait dit Eve et ses sœurs au jardin d’Eden, offertes dans leur nudité première. Il y avait une telle simplicité, un tel naturel dans leur attitude, sans provocation aucune, que nous en restions subjugués. Il nous semblait avoir remonté le temps bien au-delà de notre naissance et avoir atteint un stade antérieur de l’humanité, quand l’harmonie et la beauté régnaient partout dans le monde. L’eau tranquille, le soleil, ces filles nues et insouciantes, qui riaient en s’amusant, tout cela existait-il vraiment ? Ou n’était-ce qu’un reflet renvoyé par une sorte de miroir magique, afin de nous abuser ? Mais non, ces déesses étaient bien réelles.

D’ailleurs l’état de grâce dans lequel nous étions plongés cessa très vite. Une des filles nous aperçut et poussa un cri strident. Il s’ensuivit un départ précipité dans un désordre indescriptible. Comme un troupeau de gazelles, les belles inconnues s’enfuirent dans des gerbes d’écume, au milieu de hurlements perçants et de rires suraigus. Une fois sur la berge opposée, elles ramassèrent leurs vêtements et allèrent se réfugier dans le sous-bois, sans prendre le temps de les enfiler. Une seule s’arrêta et se retourna. Ses habits serrés contre la poitrine, elle nous regarda d’un air grave pendant quelques secondes, puis elle disparut à son tour.

Quel regard profond elle avait eu là ! Il émanait d’elle une telle noblesse et une telle prestance que personne, je crois, n’aurait pensé à aller la chahuter ou à plaisanter sur la situation délicate où elle se trouvait, ainsi dévêtue devant les hommes que nous étions. Non, par ce seul regard elle avait su asseoir son autorité et nous n’avions déjà pour elle que du respect.

Renoir, les grandes baigneuses (détail)


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