Achetez un bison, sauvez une espèce

Publié le 29 avril 2011 par Copeau @Contrepoints

D’après les meilleures estimations dont nous disposions, la population de bisons en Amérique du nord est passée de quelques 25 ou 30 millions de têtes au 16e siècle à quelque chose comme 10 à 15 millions aux alentours de 1865. Les études menées sur ce sujet concluent que ce dépeuplement est principalement lié à la généralisation de l’agriculture à l’est du Mississipi qui a privé les bisons de leurs habitat naturel et a repoussé les troupeaux dans les « grandes plaines » et à la construction de la ligne de chemin de fer de la Union Pacific (dans les années 1860) qui a intensifié la chasse alimentaire [1] mais aussi permis d’établir un commerce de viande de bison à l’échelle continentale. Mais l’abattage massif des troupeaux n’a réellement commencé qu’aux lendemains de la guerre civile américaine : sur une période d’une quinzaine d’années – probablement de 1875 à 1890 -, la chasse aux grands bovidés va s’intensifier à un tel rythme qu’à la fin du 19e siècle, on n’en dénombre moins d’une centaine.

(Dessin de presse : René Le Honzec)

Dans un article à paraître dans la American Economic Review [2], M. Scott Taylor, un professeur de l’université de Calgary, explique de manière très convaincante que cette phase de quasi-extermination de l’espèce est principalement liée à la conjonction de trois facteurs : une innovation technologique, la mondialisation et l’absence de réglementation sur la chasse aux bisons. Selon M. Taylor – et pour rester dans les grandes lignes – c’est l’invention par des tanneurs allemands et anglais d’une nouvelle méthode pour tanner les peaux de bison au début des années 1870 qui va déclencher le gigantesque abattage de la fin du 19e. Jusque là, le cuir des grands mammifères était trop dur et trop épais pour être exploitable par les tanneurs et c’est cette évolution technologique et la possibilité pour les américains d’exporter le produit de leur chasse en Europe qui va condamner les troupeaux des grandes plaines. Très bien documenté, le papier de M. Taylor est très convainquant quant aux origines du phénomène mais il pêche malheureusement dans ses conclusions puisque, de la mésaventure des bisons, l’auteur conclut que c’est la mondialisation sans contrôle étatique qui tend à provoquer l’épuisement des ressources naturelles.

Primo, la mondialisation n’est pas en cause : si les peaux de bisons ont été exportées vers l’Europe c’est tout simplement que c’est en Europe que la méthode de traitement a été inventée et que le transfert de technologie vers les États-Unis n’avait pas encore eu lieu. Si ladite méthode avait été inventée par un tanneur de la côte est des États-Unis, M. Taylor n’aurait eu aucune raison d’évoquer un quelconque rôle de la mondialisation et se serait vraisemblablement contenté d’incriminer l’absence de réglementation de la chasse aux bisons. Secundo, conclure que l’abattage massif des bisons aurait pu être évité par l’existence d’une règlementation revient à penser qu’il aurait été tout simplement possible de surveiller les chasses des tribus indiennes et des cow-boys dans le far-west de cette fin du 19e siècle… Douteux pour le moins.

Le véritable malheur des bisons, c’est précisément qu’ils n’appartenaient à personne. C’est même un cas d’école de ce que les économistes appellent la « tragédie des biens communs » : le mécanisme qui explique pourquoi, quand les droits de propriété d’une ressource rare ne sont pas clairement établis et garantis, cette dernière tend à être exploitée jusqu’à l’épuisement. Dans le cas des bisons, puisqu’ils sont disponibles gratuitement et qu’il n’y a qu’à se servir, l’intérêt bien compris des chasseurs est d’en abattre le plus grand nombre possible avant que d’autres ne le fassent à leur place. Aucun chasseur n’a intérêt à ménager cette ressource en veillant à laisser le troupeau se reproduire puisqu’il n’a aucune garantie que ce comportement parcimonieux servira ses intérêts à long terme. Le résultat était inévitable d’autant plus que les seuls qui prétendaient faire valoir leurs droits sur les troupeaux étaient les indiens à qui la cavalerie du gouvernement des États-Unis fit comprendre avec des arguments particulièrement sanglants que non, les bisons n’appartenaient à personne [3]. Pire encore, le cuir des bisons était en concurrence directe avec celui des vaches qui elles, avaient des propriétaires bien identifiés : la chasse au bison gratuit était donc d’autant plus rentable et dévastatrice. On observera à cette occasion que la population mondiale de vaches se porte très bien pour la bonne et simple raison que, du bocage normand à la pampa d’Argentine, elles sont soigneusement bichonnées par les éleveurs qui en sont propriétaires.

La définition de droits de propriété a, à maintes reprises, prouvée être un des systèmes les plus efficaces et les moins coûteux dont nous disposions pour préserver notre environnement. Le projet « Campfire » est un exemple célèbre de mise en pratique de cette idée pour la protection des éléphants au Zimbabwe. Si, pour nous Européens, l’éléphant est un sympathique pachyderme emblématique de la vie sauvage africaine, pour ceux qui vivent dans la savane, c’est un monstre de plus de sept tonnes qui vous réduit un village et une récolte en poussière en quelques minutes. Ajoutez à cela la misère des zimbabwéens, l’incurie de leur gouvernement et les cours de l’ivoire depuis que son commerce est criminalisé un peu partout dans le monde, et vous comprendrez pourquoi la population des éléphants d’Afrique continue à décliner [4]. L’idée de « Campfire » a donc consisté à faire des tribus locales les propriétaires légitimes des éléphants et de les laisser exploiter les troupeaux comme ils l’entendaient – en l’espèce, il semble que l’organisation de safaris pour occidentaux soit beaucoup plus rentable que le commerce de l’ivoire. Le résultat est sans appel : les éléphants du Zimbabwe se portent à merveille.

Pour en revenir aux bisons américains, il est très probable que ce qui a sauvé l’espèce avant la mise en place d’une législation fédérale (au milieu des années 1890) c’est la création, par plusieurs éleveurs entrepreneuriaux, de troupeaux privés dans les années 1870 et 1880. De fait, sur les quelques 500.000 bisons qui vivent aujourd’hui en Amérique du nord, 96% appartiennent à des éleveurs [5]. On peut regretter qu’il ait fallu privatiser une forme de vie sauvage pour la sauver – ça ce conçoit – mais si vous songez au sort des bisons européens qui, malgré plusieurs siècles de réglementations [6], restent encore une espèce menacée, c’est indiscutablement un moindre mal.

Lire aussi :

La tragédie des communs au Zimbabwe
Propriété des ressources halieutiques
Le capitalisme détruit-il l’environnement ?

Notes :

[1] C’était notamment le métier de Buffalo Bill Cody, le plus célèbre chasseur de bison, qui approvisionnait les ouvriers de la Union Pacific en viande de bison.
[2] M. Scott Taylor, « Buffalo Hunt: International Trade and the Virtual Extinction of the North American Bison. »
[3] Mais que le bétail des cow-boys, en revanche, appartenait bien aux cow-boys… D’où les conflits qui finirent tragiquement à Wounded Knee.
[4] Contrairement à leurs cousins asiatiques qui se portent très bien pour des raisons que je vous laisse deviner…
[5] Chiffres de la Wildfile Conservation Society.
[6] Dès le 16e siècle en Pologne notamment.