Il était une fois Mozart et un certain Norbert Elias qui analysait l’homme dans son époque dans « Mozart, Sociologie d’un génie » : « Le personnage de Mozart n’apparaît vraiment vivant à notre mémoire qu’à partir du moment où nous envisageons ses aspirations dans le contexte de son temps ». Ce que veut dire Norbert Elias, c’est qu’il est nécessaire de visualiser cette époque plutôt que de rester ancré sur des terminologies d’historiens, quelle que soit leur qualité par ailleurs, sinon on risque de passer à côté de l’individu à cause de schémas issus de l’analyse du comportement des masses. C’est certain qu’entre le général et le particulier, il y a un monde, même si chaque individu contient son époque à travers ses héritages de ses ancêtres, de ses parents et des rencontres le long de son existence. Par ailleurs, Mozart pourrait, par son génie musical, servir de référence pour qualifier son époque, mais, là aussi, le pas à franchir risquerait d’entrainer des erreurs ; Quand on passe du particulier au général, on rajoute du spécifique (le côté vie dissolue de l’homme par exemple) tandis que, lorsque l’on fait le chemin inverse, on catégorise l’individu dans des cases fictives, car soit elles n’étaient pas visibles pour lui soit elles appartenaient déjà au passé. Norbert Elias ajoute un autre point de vue qui n’est pas si éloigné : « La difficulté provient de ce que ces catégories ne mènent pas à grand-chose. Ce sont des abstractions théoriques qui ne rendent pas compte du caractère évolutif des données sociales auxquelles elles se rapportent ».
Bien que l’auteur considère surtout le débat d’expert comme motivation principale de son livre – Norbert Elias a attendu longtemps une reconnaissance pour son œuvre, ceci explique sans doute cela – la démarche dans ce livre vise néanmoins à donner une analyse moins stéréotypée de Mozart, de l’homme qu’il fut. L’auteur se positionne du côté de l’expert qui parle aux experts et qui dénonce leur vision courte ou aveuglée par le carcan d’un savoir inadapté. C’est l’une des caractéristiques du génie humain que de bouleverser son époque mais aussi, plus tard, de bouleverser les idées reçues comme les répliques d’un tremblement de terre qui n’en finissent pas de redonner des sueurs froides aux survivants de la première secousse. Le génie humain n’en finit pas de ne pas cadrer avec le reste des grandes étapes de l’humanité, car il anticipe ou précipite les grands changements. On pourrait dire que les uns comme les autres s’alimentent comme le terreau et les plantes qui naissent et meurent au-dessus. « À y regarder de plus près, on s’aperçoit toutefois que les grandes créations se multiplient justement dans les périodes que l’on peut tout au plus qualifier de périodes transitoires par référence à cette classification historique rigide. En d’autres termes, les grandes créations naissent toujours de la dynamique conflictuelle entre les normes des anciennes couches dominantes sur le déclin et celles des nouvelles couches montantes ».
On sent que Norbert Elias règle ses comptes vis-à-vis de penseurs, de ses pairs, qui ont analysé ou analysent encore maladroitement Mozart ou d’autres personnages clés de l’histoire humaine. Mais ce qui important dans la citation qui précède, c’est le fait que certaines périodes sont plus propices que d’autres. Je pense à René Chateaubriand et à ses « Mémoires d’outre-tombe » qui ont jalonné l’une des périodes la plus agitée de l’histoire de France. J’ai écrit par le passé que notre époque n’était pas propice et que ce n’était pas sans m’inquiéter, car le calme précède la tempête et surtout parce qu’aucune situation n’est parfaite, conduisant inévitablement à son rejet. La révolution française était initiée par la noblesse, mais le mouvement a eu un effet catalyseur plus important qu’imaginé par ses instigateurs, le mouvement leur a échappé. Il se pourrait que cela se reproduise. En mai 1968, en plein dans les trente glorieuses, alors que la situation économique était bien plus enviable que de nos jours, Paris s’est transformé en zone de combats de rue, à la limite de la guerre civile. En 2002, l’élection présidentielle a bien failli tourner au cauchemar. Et, de nos jours, en 2011, les choses ne sont guère plus simples pour la prochaine échéance… certaines situations sont porteuses pour le génie humain, d’autres sont inhibitrices ; je crois que notre société de consommation a trouvé sa place dans une suractivité vaine, dispendieuse d’énergie. Et Zazie de chanter : « Je suis un homme au pied du mur, comme une erreur de la nature, sur la terre sans d’autres raisons, moi je tourne en rond, je tourne en rond ». C’est pas faux, nous tournons en rond. C’est pas faux, nous sommes sur la terre, un point c’est tout, sans d’autres raisons. C’est pas faux, nous ne sommes sûrement pas mieux qu’une erreur de la nature. C’est pas faux, nous sommes au pied du mur et nous continuons à foncer tout droit, inconscients ou incapables de changer de direction.
Mais revenons à Vienne, du temps de Mozart, il est plus facile de brandir des idées géniales quand on connaît l’avenir et, à défaut puisque ce savoir est improbable, autant réfléchir sur le passé puisque l’on connaît son avenir : « l’opposition entre les normes de la société de cour, aristocratique, et celles des couches bourgeoises ne s’exerçait pas uniquement dans le vaste champ social. Les choses ne sont pas si simples. Le conflit se déroulait aussi chez de nombreux individus, dont Mozart lui-même, et imprégnait toute leur existence sociale. La vie de Mozart illustre de façon très marquante la situation des groupes bourgeois qui faisaient partie d’une économie dominée par la noblesse de cour et y occupaient une place marginale dépendante, à une époque où la supériorité de pouvoir de l’establishment de la cour était encore assez grande, mais plus assez pour réduire complètement au silence les manifestations de contestation, au moins dans le domaine culturel, politiquement moins dangereux ». Je ne pense pas être en mesure de faire une explication géopolitique de l’Europe du temps de Mozart, cela ne fait pas partie de mon talent, mais surtout je n’ai pas l’expertise de Norbert Elias, auteur de « Sur le processus de civilisation ». Il se trouve que Mozart a fini sa vie emporté par une maladie qu’il a laissé l’achever, car il avait renoncé comme l’annonce d’emblée Norbert Elias au début de son livre, alors que la noblesse l’avait délaissé comme on délaisse un jouet trop utilisé, alors qu’en France le peuple coupait les têtes de son establishment. Je ne peux m’empêcher d’en faire le parallèle avec le souhait ambigu de Mozart de plaire à la noblesse et d’affirmer le positionnement d’une bourgeoisie en pleine éclosion. Le choc entre Culture, représentée par Mozart, et Civilisation, prônée par l’aristocratie, que je vous ai annoncée dans le titre de cette note. L’un comme l’autre, Mozart et la noblesse, ne pouvaient pas ne pas savoir que le monde allait basculer rendant, l’un comme l’autre, inutiles : « J’ai évoqué ailleurs la structure du conflit opposant les normes des groupes de noblesse aristocratiques et celles des groupes bourgeois. J’ai essayé de montrer que, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, des notions comme ‘civilité’ ou ‘civilisation’ d’un côté et ‘culture’ de l’autre étaient utilisées en Allemagne comme symboles de différentes normes de comportement et de sensibilité ». Si le monde de la civilisation a délaissé Mozart, c’est aussi inconsciemment du fait de ce tournant dans l’histoire qui se jouait outre-rhin. La noblesse a eu le sentiment que Mozart appartenait désespérément à l’avenir et que la civilisation, à laquelle ils appartenaient et qu’ils représentaient, était irrémédiablement du passé. Alors que Mozart avait renoncé, d’une part, car son combat était en passe de se terminer, et que, d’autre part, son idéal, la reconnaissance par l’élite, n’était plus d’actualité. Il n’avait pas renoncé strictement parlant, bien que je trouve l’analyse de Norbert Elias très pertinente, il avait perdu les raisons de son acharnement à vivre, car il n’avait pas reçu les moyens de vivre cette nouvelle vie. De par son éducation, il était lui aussi un homme du passé. Mais il était capable de sentir cette évolution ; C’est l’une des caractéristiques des génies que d’être en avance de phase, d’anticiper, de tout baser sur une simple intuition.
28 avril 2011
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