Erosion de la biodiversité et inertie de son aggravation.
Les données sont accablantes. Je ne les reprends pas ici et renvoie aux sites sur la CBD Convention sur la diversité biologique [1] , où sont également analysées les cinq principales causes de l’érosion : démographie, activité économique, niveau du commerce international, consommation par habitant liée à la richesse individuelle, changements scientifique et techniques.
Ce qui me paraît le plus important à approfondir ce sont les causes du laxisme en ce domaine, c’est-à-dire les raisons qui font qu’on ne parvient pas à changer de cap. L’accroissement de la population humaine est une cause de l’érosion mais le facteur démographique n’est pas en lui-même la vraie explication de l’incapacité à changer de route, pour la raison que tout porte à croire qu’actuellement si la population stagnait sans autres changements — c’est-à-dire avec les mêmes principes économiques d’accroissements de la production et de la richesse — l’érosion continuerait. Certaines croyances traditionnelles sont évidemment un facteur d’inertie comme en tout domaine, mais cet effet est à nuancer car certains usages vernaculaires sont aussi — suivant les circonstances — les plus respectueux de la biodiversité. En revanche si on prend du recul historique, un regard sur les courbes montre à l’évidence que la modernité et le développement technique ne peuvent certainement pas être mis hors de cause. D’où l’interrogation : n’y a-t-il pas dans l’orientation prise par la civilisation occidentale, qui est celle qui a eu historiquement le plus d’influence et encore maintenant, trop de bonnes raisons qui font croire que l’irréparable est réparable?
Une clarification
Le problème n’est pas exactement une question d’entropie. Lorsque Nicholas Georgescu- Roegen écrivit son ouvrage The Entropy Law and the Economic Process, c’est-à-dire en 1971, on est vers la fin mais encore à l’intérieur de la longue période d’environ un siècle où l’on se demande pourquoi les êtres vivants semblent régis par des lois différentes de celles de la matière inanimée.
Cela commence vers le début de la troisième République quand Claude Bernard décrit sa méthode de traiter le vivant en physicien. On fait remarquer que les animaux et les plantes sont souvent composées de molécules dissymétriques (stéréochimie) qu’on ne retrouve pas dans le monde minéral. On distingue la complexité chaotique et la complexité organisée et on tente de tenir compte du déterminisme statistique (Boltzmann, Gibbs) et de l’indéterminisme quantique (Bohr, de Broglie, Heisenberg, Dirac, Fermi, etc.), le vivant apparaissant comme un improbable (Charles Eugène Guye L’évolution physico-chimique 1947) qui irait dans le sens contraire des lois de la thermodynamique grâce à des facultés spécifiques, sorte d’intelligence (néguentropie de Brillouin) ou d’élan vital (Bergson L’évolution créatrice 1907) où l’homme aurait une place particulière (Teilhard de Chardin Le phénomène humain 1955). Depuis la date de la formule de Boltzmann sur l’interprétation probabiliste de l’entropie (1875) jusque vers 1975 un questionnement pressant sollicite la recherche autour de la question de la spécificité du vivant, spécificité qui expliquerait pourquoi il n’est pas entraîné dans le phénomène de dégradation ou accroissement de l’entropie conformément au second principe de la thermodynamique. Beaucoup d’esprits religieux durant toute cette période prennent parti pour une spécificité du vivant qui le rend en quelque sorte incommensurable à l’inerte. Nous sommes encore très fortement marqués par cette pensée dualiste qui a été le cadre accepté à l’époque de nos parents ou grands parents.
Cette grande question s’est trouvée cependant résolue par l’étude des systèmes ouverts dans les années 1970 à laquelle est notamment attaché le nom d’Ilya Prigogine. Les systèmes vivants ne dérogent aucunement aux lois de la physique, simplement ce sont des systèmes hors de l’équilibre soumis à un flux de matière et d’énergie. Réponse très simple qui entraîna la conviction moins d’ailleurs par les calculs de Prigogine sur les fluctuations hors de l’équilibre que grâce à de nombreux exemples proches de l’inerte de systèmes ouverts pourvus de propriétés curieuses similaires aux êtres vivants.
Il en résulte une façon différente de voir le problème. Les propriétés spécifiques d’auto-organisation du vivant ne sont pas dues à un don particulier qu’il aurait en propre et lui permettrait de se développer à l’infini grâce à cette seule faculté particulière (en luttant contre l’entropie), elles sont absolument dépendantes du flux d’énergie et donc de l’ensoleillement de la planète. On sait aussi que les rayonnements trop violents détruisent les molécules et que nous sommes donc dépendants d’une gamme étroite de conditions. La notion d’empreinte écologique en est une application très simplificatrice. Cela montre aussi le caractère artificiel et risqué du nucléaire, source de radiations violentes qui s’est trouvée atténuée seulement dans les circonstances très particulières de l’atmosphère et de l’ionosphère terrestre.
Sans aucun doute il en résulte également un déplacement sensible de la spiritualité.
Calculs économiques et biodiversité
L’économisation de l’environnement consiste à le considérer comme une ressource et une externalité non gouvernée par le marché. Ressource limitée donc susceptible de formation de prix reflétant les propensions des agents à le préserver. Externalité en ce sens que l’action d’un agent particulier sur ce « bien » se répercute sur les autres sans que ceux-ci aient pris de décision à cet égard, l’Etat ou une collectivité ayant donc un rôle à jouer pour la prise en compte de ces effets.
Je suis stupéfait que, devant l’inertie dont nous avons parlé plus haut, on ose encore raisonner sur l’environnement en pensant l’humanité sur la planète comme une entreprise avec un bien interne et un bien externe et régie par une fonction de production, petite équation paramétrée (deux paramètres dans le cas d’une fonction CES constant elasticity of substitution) comme on en emploie pour raisonner en micro-économie pour le bilan d’une entreprise. C’est ce qui est fait encore aujourd’hui aux plus hautes instances académiques. Par exemple en 2010 prolongeant le cours de Nicolas Stern sur les problèmes climatiques un colloque s’est tenu au Collège de France sur l’économie et l’environnement où cette démarche intellectuelle a été présentée avec le plus grand sérieux par d’éminents chercheurs.
C’est une imposture. La logique économique est foncièrement incapable de penser ses propres limites.
En ce qui concerne la biodiversité, son économisation semblait plus difficile, puisque nécessitant a priori d’y regarder de plus près qu’un seul paramètre global pour la faune et la flore. Mais c’est en bonne voie. Le Conseil d’Analyse Stratégique vient de publier un rapport où l’affaire est réglée.
La quantification repose ici sur le partage en deux catégories d’espèces. D’une part la biodiversité remarquable regroupant celles qui sont considérées par les instances ad hoc comme menacées, on calcule pour elles les frais de maintenance et d’entretien comme cela se passe pour les monuments historiques. D’autre part la biodiversité ordinaire qui comprend les autres espèces pour lesquelles on calcule le service écologique qu’elles rendent, depuis les procaryotes (bactéries) jusqu’aux eucaryotes (espèces supérieures) par les méthodes classiques de l’analyse coûts-bénéfices. On est alors en mesure d’acheter et de vendre toute partie de la nature ou de l’échanger contre des biens ou services déjà quantifiés par l’économie.
Je ne m’étends pas ici sur cette fameuse méthode de l’analyse coûts-bénéfices (ACB), j’en ai discuté ailleurs [2] .
Pour dire les choses brièvement, je dirais que cette méthode est pour l’environnement le bulldozer de la substituabilité.
Plus élaborés et plus nuancés sont les rapports du Millenium Ecosystems Assessment (2005) [3] . On y voit la trace de points de vue pluriels, la logique économique y est plus diluée, moins nette à déceler mais elle reste la seule référence présentée comme intersubjective. La section « Substituability and Well-being » [4] est une pure politesse faite à quelques auteurs et laisse la question entière. La dominance de la logique économique transparaît dans la dissymétrie entre d’un côté l’analyse coût bénéfice présentée comme une approche utilitariste mais perfectible, et de l’autre une multitude de points de vue irrationnels: « Non-utilitarian value proceeds from a variety of ethical, cultural, religious, and philosophical bases ». Ces travaux ont été prolongés par le TEEB The Economics of Ecosystems and Biodiversity study où l’on trouve à la fois la volonté d’appliquer l’ACB quand c’est facile en fonction du contexte et de garder une valeur qui ne soit pas « un prix zéro » dans les autres cas. Le concept de valeur reste dans tous ces textes dans la ligne de la philosophie pragmatiste américaine du début du 20ème siècle et en particulier de John Dewey Theory of valuation (1939) qui considère que les jugements de valeurs peuvent être scientifiquement connus d’après les comportements. Dewey ne parle pas d’ACB mais toutes les idées qui la fonde y sont déjà.
Le point précis que je veux souligner est qu’il faut mettre en parallèle l’inefficience de ces rapports internationaux à stopper l’érosion et l’incapacité de la logique économique à penser ses propres limites.
La théorie économique pardonne les destructions irréversibles
Je m’interroge de plus en plus sur cette connaissance mêlée de croyances. J’ai dit pourquoi en ce qui concerne la finance, cf. Financial Markets and Martingales, Observations on Science and Speculation, Springer 2004. Plus généralement l’économie, lorsqu’elle fait appel aux raisonnements de la théorie néo-classique, demande une adhésion. Elle propose un cadre de pensée auquel on doit faire confiance. Mais devant les profits indus et les dégâts constatés, on ne peut plus lui faire crédit, son capital de confiance s’effondre. Explicitons quelques points:
• Je ne crois pas que la valeur de rareté de l’environnement puisse parvenir à le protéger. Parce que ce n’est pas un bien marchand. Donc même si on lui attribue une valeur par des analyses savantes, il n’est pas revendable ni susceptible de générer des profits: prenons une zone marécageuse spécifique en compétition destructive avec un gisement d’énergie fossile, les deux raretés n’évoluent pas de la même façon. Il y a des fluctuations vives et aléatoires pour le cours de l’énergie fossile (anticipations spéculatives) et des ajustements progressifs des calculs de « services écologiques ». Le gisement sera un jour ou l’autre coté au dessus des estimations savamment calculées pour le marais.
• Je ne crois pas à la pertinence d’instituts d’évaluation économique des « services écologiques ». Comme les agences de notation, elles ne peuvent voir les problèmes qu’a posteriori, lorsque les dégâts sont là (Sur le rôle des agences de notations dans la crise des subprimes cf. F. Lordon Jusqu’à quand ? Raisons d’agir 2008, p45).
• Je ne crois pas que l’économie suggère les bons comportements, ni aux managers des puissantes firmes internationales, ni au petit pêcheur d’Océanie qui racle les fonds avec son chalut. • L’argent est un moyen commode pour gérer la vie de chaque ménage, pour organiser la production et le travail ainsi que certaines décisions collectives. On peut d’ailleurs imaginer une finance bien différente. Mais je ne crois pas qu’on puisse concevoir la vie sur la planète comme un jeu de libre entreprise ouvert à qui en réunit les moyens. Cette idée est une tromperie.
• Au lieu de chercher à tout mathématiser pour étendre le règne de l’économique, il faut au contraire limiter son domaine. L’idée de « services écologiques » revient à une nomenclature d’effets chimiques et biologiques dont certains pourront être réalisés par d’autres moyens artificiels techniques moins coûteux. Progressivement l’analyse coût-bénéfice justifie toutes les substitutions sur la base de pseudo-équivalences technocratiques.
• A ceci s’ajoute la pression exercée par les brevets. Les productions artificielles sont susceptibles d’être appropriées par des entreprises privées qui vont donc mettre en œuvre tous leurs moyens disponibles pour faire accepter les substitutions. La limite du brevetable est sans cesse repoussée parce que les instances qui en décident n’ont d’autres références éthiques en tête que la logique économique.
D’un point de vue épistémologique, l’innovation technique, qui est très récompensée dans l’organisation économique actuelle par le système des brevets, repose sur une conception de la science qui doit être questionnée davantage. L’idée poppérienne qu’on a le droit d’essayer les théories juste « pour voir » est un esprit de conquête et d’aventure qui ne fait plus du tout rêver. Ça fait peur. Car s’il est une chose dont on est en droit de se méfier c’est bien le tempérament dominateur et l’audace des humains. Au contraire il faut développer une connaissance scientifique qui accompagne et prend soin des équilibres naturels et tient compte des savoirs construits par les groupes sociaux concernés. Une connaissance de meilleure qualité. Qu’est-ce que c’est ? C’est une connaissance dans laquelle on puisse avoir davantage confiance compte tenu de la situation humaine, sociale et géopolitique actuelle sans faire un chèque en blanc aux spécialistes passionnés par leur spécialité.
- cf. greenfats
- cf. « Une pensée devenue monde » Esprit novembre 2009, p130-146
- cf. MEA
- cf. chapitre 3