Par Gérard Dréan
L’Action humaine est un ouvrage très différent des autres traités d’économie, tant par son ton que par sa construction. C’est à la fois un ouvrage militant par sa défense passionnée d’une conception réaliste de la science économique et de la liberté individuelle, un ouvrage didactique qui s’adresse à tous et non seulement aux économistes spécialisés, et néanmoins un ouvrage savant qui exige beaucoup du lecteur et pousse la réflexion jusqu’à ses lointaines conséquences. Mises y synthétise et prolonge ses travaux antérieurs, pour en faire « le précipité d’un demi-siècle d’expérience », autrement dit une véritable somme économique.
Convaincu que nombre des erreurs qu’il veut dénoncer ont pour origine une conception erronée de la science économique, il se donne la peine de situer l’économie par rapport aux autres sciences, comme il l’avait déjà fait en 1933 dans Problèmes fondamentaux de l’économie.
Il reste aussi fidèle aux classiques, qui avaient déjà remarqué que l’économie est une discipline radicalement différente des sciences physiques : l’expérimentation y est impossible, mais les phénomènes fondamentaux nous sont directement accessibles. John Elliott Cairnes le résumait ainsi en 1857 : « Si l’économiste est désavantagé par rapport au chercheur en sciences physiques en étant exclu de l’expérimentation, il a aussi pour lui certains avantages compensateurs… L’économiste part d’une connaissance des causes ultimes. Il est déjà, dès le début de son entreprise, dans la position que le physicien n’atteint qu’après des âges de recherche laborieuse. »
Jean-Baptiste Say prophétisait dès 1803 que, quand la science économique serait perfectionnée et répandue, « Un traité d’économie politique se réduira alors à un petit nombre de principes, qu’on n’aura pas même besoin d’appuyer de preuves, parce qu’ils ne seront que l’énoncé de ce que tout le monde saura, arrangé dans un ordre convenable pour en saisir l’ensemble et les rapports[1]. »
La tâche de l’économiste consiste donc d’abord à établir un certain nombre de faits incontestables, puis à en tirer les conséquences par simple déduction logique. Si ces axiomes de départ sont bien choisis et s’ils sont incontestablement vrais, et si le raisonnement logique est correct, les conséquences qu’on en tire seront elles-mêmes incontestablement vraies.
Mises part du constat que la « cause ultime » des phénomènes économiques est l’action des êtres humains. C’est donc dans l’étude de l’action humaine que l’économie doit trouver ses principes fondateurs : des lois de l’action qui soient véritablement générales, qui s’appliquent à toutes les actions indépendamment des circonstances et du contenu de chaque action particulière.Cette conception de la science économique est à la fois abstraite et réaliste : abstraite car elle ne prend pas en compte toutes les caractéristiques des êtres humains réels et de leurs actions, mais seulement celles qui sont communes à certaines classes de situations. Elle est réaliste parce que les caractéristiques retenues sont effectivement présentes chez les humains réels. Elles sont même ce qui distingue l’espèce humaine des autres espèces, la conscience et l’action intentionnelle, contrairement aux hypothèses constitutives de l’homo œconomicus, qui n’ont strictement rien d’humain.
Mais l’action humaine s’exerce dans des domaines qui débordent largement celui de l’économie. C’est ainsi que Mises est amené à considérer l’économie comme une branche de la « praxéologie », science de l’action humaine en soi indépendamment des motivations et des formes de cette action, qui sont du domaine de la psychologie. Là encore, comme chez Menger, les distinctions qu’il établit entre les sciences définissent une division du travail, mais n’impliquent ni hiérarchie ni exclusion.
Pour Mises, toute la science économique repose sur un petit nombre d’axiomes qui tirent leur vérité de notre connaissance de nous-mêmes en tant qu’êtres humains, et sont donc des vérités a priori. La première de ces vérités est « l’homme agit », un fait incontestable puisque nier que l’homme agit serait déjà une action. Dans L’Action humaine, Mises montre que cet « axiome de l’action » implique nécessairement les catégories de fin, de moyen, de causalité, d’incertitude, de préférence temporelle, et, de proche en proche, de valeur, de coût, d’intérêt, etc., et engendre enfin toute la théorie économique. On ne peut s’empêcher de penser à Descartes, qui construisait toute la philosophie à partir de son cogito, ergo sum.
Au vingtième siècle, cette conception de l’économie comme une science purement déductive reposant sur des axiomes a priori, au même titre que la logique et les mathématiques, est devenue suffisamment originale et mal comprise pour que Mises consacre pratiquement les dix premiers chapitres (plus de 200 pages) à la justifier et à l’expliquer, avant d’entrer dans le domaine qui est généralement considéré comme celui de l’économie.
Cette conception de la discipline économique, à l’opposé de l’épistémologie néoclassique qui prend comme modèle les sciences physiques, suffirait à discréditer Mises aux yeux des économistes du courant principal. Mais les conséquences logiques, que Mises développe sur plus de cinq cents pages dans les quatorze chapitres suivants, n’en sont pas moins contraires aux idées dominantes. En contraste avec le monde fictif d’information parfaite et en équilibre statique de la théorie néoclassique, Mises soutient que l’économie n’a pas de sens si elle ne tient pas compte du passage du temps et de l’incertitude irréductible qui résulte de la connaissance limitée de l’homme en action. Il n’y a pas de relations constantes dans les phénomènes économiques, et donc aucune mesure n’y est possible. Son économie est une discipline qualitative où les mathématiques n’ont aucune utilité, alors que le courant dominant voit dans l’utilisation des mathématiques la condition de son statut scientifique.
Ayant ainsi analysé les principes et le fonctionnement des phénomènes économiques, Mises s’attaque aux thèses interventionnistes, avant de revenir sur la place de l’économie dans le savoir et sa relation aux problèmes essentiels de l’existence humaine dans les trois derniers chapitres.
Au total, cet ouvrage monumental présente une conception originale de la discipline, avec des développements sur la plupart de ses problèmes fondamentaux. Il couvre une large gamme de sujets, depuis les fondations épistémologiques jusqu’aux problèmes éthiques, politiques et sociaux, en passant par une théorie de l’échange indirect, une théorie de la monnaie et du capital, une théorie du marché, une théorie des cycles économiques, et plus encore.
L’Action humaine doit être considéré comme un des sommets de la pensée économique de tous les temps. Par son étendue et sa profondeur, ce livre ne peut guère se comparer qu’au Traité d’économie politique de Say, avec lequel il a beaucoup en commun, aux Principles de John Stuart Mill, ou à Das Kapital de Marx, dont il est l’antithèse. Il est plus complet que La Richesse des nations, où Smith tient l’épistémologie pour acquise, ou que les Principles of Economics de Marshall, qui reste proche du niveau des principes et ne pousse pas la réflexion aussi loin sur des sujets tels que la théorie du capital ou les considérations politiques.
Gérard Dréan
Extrait de la préface de l’Abrégé de l’action humaine, éd. Belles Lettres (2004)
[1] Traité d’économie politique, Discours préliminaire.Mises part du constat que la « cause ultime » des phénomènes économiques est l’action des êtres humains. C’est donc dans l’étude de l’action humaine que l’économie doit trouver ses principes fondateurs : des lois de l’action qui soient véritablement générales, qui s’appliquent à toutes les actions indépendamment des circonstances et du contenu de chaque action particulière.
Cette conception de la science économique est à la fois abstraite et réaliste : abstraite car elle ne prend pas en compte toutes les caractéristiques des êtres humains réels et de leurs actions, mais seulement celles qui sont communes à certaines classes de situations. Elle est réaliste parce que les caractéristiques retenues sont effectivement présentes chez les humains réels. Elles sont même ce qui distingue l’espèce humaine des autres espèces, la conscience et l’action intentionnelle, contrairement aux hypothèses constitutives de l’homo œconomicus, qui n’ont strictement rien d’humain.
Mais l’action humaine s’exerce dans des domaines qui débordent largement celui de l’économie. C’est ainsi que Mises est amené à considérer l’économie comme une branche de la « praxéologie », science de l’action humaine en soi indépendamment des motivations et des formes de cette action, qui sont du domaine de la psychologie. Là encore, comme chez Menger, les distinctions qu’il établit entre les sciences définissent une division du travail, mais n’impliquent ni hiérarchie ni exclusion.
Pour Mises, toute la science économique repose sur un petit nombre d’axiomes qui tirent leur vérité de notre connaissance de nous-mêmes en tant qu’êtres humains, et sont donc des vérités a priori. La première de ces vérités est « l’homme agit », un fait incontestable puisque nier que l’homme agit serait déjà une action. Dans L’Action humaine, Mises montre que cet « axiome de l’action » implique nécessairement les catégories de fin, de moyen, de causalité, d’incertitude, de préférence temporelle, et, de proche en proche, de valeur, de coût, d’intérêt, etc., et engendre enfin toute la théorie économique. On ne peut s’empêcher de penser à Descartes, qui construisait toute la philosophie à partir de son cogito, ergo sum.
Au vingtième siècle, cette conception de l’économie comme une science purement déductive reposant sur des axiomes a priori, au même titre que la logique et les mathématiques, est devenue suffisamment originale et mal comprise pour que Mises consacre pratiquement les dix premiers chapitres (plus de 200 pages) à la justifier et à l’expliquer, avant d’entrer dans le domaine qui est généralement considéré comme celui de l’économie.
Cette conception de la discipline économique, à l’opposé de l’épistémologie néoclassique qui prend comme modèle les sciences physiques, suffirait à discréditer Mises aux yeux des économistes du courant principal. Mais les conséquences logiques, que Mises développe sur plus de cinq cents pages dans les quatorze chapitres suivants, n’en sont pas moins contraires aux idées dominantes. En contraste avec le monde fictif d’information parfaite et en équilibre statique de la théorie néoclassique, Mises soutient que l’économie n’a pas de sens si elle ne tient pas compte du passage du temps et de l’incertitude irréductible qui résulte de la connaissance limitée de l’homme en action. Il n’y a pas de relations constantes dans les phénomènes économiques, et donc aucune mesure n’y est possible. Son économie est une discipline qualitative où les mathématiques n’ont aucune utilité, alors que le courant dominant voit dans l’utilisation des mathématiques la condition de son statut scientifique.
Ayant ainsi analysé les principes et le fonctionnement des phénomènes économiques, Mises s’attaque aux thèses interventionnistes, avant de revenir sur la place de l’économie dans le savoir et sa relation aux problèmes essentiels de l’existence humaine dans les trois derniers chapitres.
Au total, cet ouvrage monumental présente une conception originale de la discipline, avec des développements sur la plupart de ses problèmes fondamentaux. Il couvre une large gamme de sujets, depuis les fondations épistémologiques jusqu’aux problèmes éthiques, politiques et sociaux, en passant par une théorie de l’échange indirect, une théorie de la monnaie et du capital, une théorie du marché, une théorie des cycles économiques, et plus encore.
L’Action humaine doit être considéré comme un des sommets de la pensée économique de tous les temps. Par son étendue et sa profondeur, ce livre ne peut guère se comparer qu’au Traité d’économie politique de Say, avec lequel il a beaucoup en commun, aux Principles de John Stuart Mill, ou à Das Kapital de Marx, dont il est l’antithèse. Il est plus complet que La Richesse des nations, où Smith tient l’épistémologie pour acquise, ou que les Principles of Economics de Marshall, qui reste proche du niveau des principes et ne pousse pas la réflexion aussi loin sur des sujets tels que la théorie du capital ou les considérations politiques.
Extrait de la préface de l’Abrégé de l’action humaine, éd. Belles Lettres (2004)
Note :
[1] Traité d’économie politique, Discours préliminaire.