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La Machine à désordre (version 2)

Par Gerard

version 2

La Machine à désordre

Gérard Larnac 

   

« Une avant-garde, c’est toujours l’arrière-garde de quelque chose », disait Godard. Warning, donc : « avant-garde », mot agaçant. Un acide trop doux au palais, une douceur trop acide. Plaisant à l’esprit il n’est qu’une charge désamorcée, une insuffisance ; rebutant il devient le symptôme consternant de nos immobilismes et de nos sénescences. Agaçant, je vous dis.

On ne s’étonnera donc pas de ce que la notion même d’avant-garde n’ait pas bonne presse en ce moment ; mais en fut-il jamais autrement ? Révolution ou réaction, l’époque hésite à lui dire son fait. Que pèse son pouvoir de subversion dans une société occidentale en proie au divertissement commercial et à l’inattention généralisée ? C’est ce que Ben Laden n’avait absolument pas prévu, sa limite, son échec, sa radicale incompétence à comprendre la puissance de la frivolité ambiante : l’attentat est certes devenu global, mais il est oublié aussitôt que mis à vu, dans ce « direct » permanent où le temps de la conscience a été égaré, où il est constamment remplacé par autre chose, puis autre chose, puis autre chose encore. L’esprit contemporain, allant ainsi de stupeur en stupeur, n’a plus de temps à accorder à l’objet même de sa stupéfaction.

Dès lors, que peut donc l’acte qui entend se poser en rupture ? Submergé tout aussitôt par ce flux incessant qui diffère perpétuellement son examen objectif, disperse notre attention. Ainsi se cimentent les nouveaux conformismes. Jamais autant d’artistes pompiers n’ont encombré nos rubriques « culture » : riches et célébrés, mais soumis aux diktats du retour sur investissement, à la fébrilité de la cotation, au frisson bêta de la petite gloriole médiatique acquise sans audace, à la standardisation sagement formatée aux dimensions rémunératrices d’un marché. Hors du normatif et du consensuel, point de salut. Nous qui parlions encore, il y a peu, « d’avant-garde », désignions par là un art d’émeutiers ; voici des rentiers ! Plus de place pour l’inouï, l’inédit, l’expérientiel. Le futur, on ne l’aime que répétitif, déjà vieux, déjà vu, sans risque, en charentaises. Mais cette complaisance à l’égard du banal, du balisé, attise par contrecoup un singulier désir de retrouver nos légèretés insurrectionnelles.

C’est le temps des avant-gardes à succès qui s’est achevé, mais non celui des avant-gardes. Qui investirait aujourd’hui le moindre kopek sur un cinéaste de la Nouvelle Vague ? Quel mécène produirait un Luis Bunuel ? Et Joyce ? On voit d’ici la gueule du directeur-de-collection-stagiaire rédigeant fielleusement sa lettre de refus avant de renvoyer Ulysse… C’est ce que nous avions tendance à oublier : les avant-gardes pour ne pas se trahir elles-mêmes se nourrissent d’invisibilité : elles ne poussent que dans les souterrains. Se refilent de la main à la main. Ce sont des mots de passe.

L’avant-garde, c’est ce désordre qui guette. Elle rend le temps à sa mobilité, à son imprévisibilité, à sa rumeur, à son bruit de fond, à son dehors ; ce en quoi elle dérange les places, les hiérarchies et les positions de domination, les certitudes, les conventions, les ronrons. La notion d’avant-garde est venue à nous pour corriger la modernité, et non pour être sa musique d’ascenseur. Une empêcheuse de tourner en rond. Un doute de principe.

Qu’est-ce, au fond, qu’être moderne (ou hypermoderne, comme on dit aujourd’hui) ? Etre moderne, c’est être capable d’avaler l’avenir, comme un trou noir, à l’intérieur de notre infernale machine à présent dont les media et l’industrie du divertissement sont devenus les rouages essentiels. Etre moderne, c’est se poser comme irréductible au temps, depuis un lieu faussement surplombant. C’est entrer dans un temps angélique, sans corps ni perte ni substance. Sans mort, bien sûr, et sans Histoire. Moderne est celui qui clôt, qui ferme la porte – qui veut avoir le dernier mot. Après moi le Déluge ! C’est la dilution du temps dans le pur immédiat. Culte de l’actuel. De l’actualité comme vérité ultime. Moderne est celui qui exerce symboliquement un empire totalisant sur la totalité du temps pour exalter l’emprise de sa présence. L’horizon d’attente de la modernité est en moi et non dans le futur d’un temps humain désormais impartageable. Le solipsisme, empire hystérisé du moi, infecte tout. Le monde, sous le nom de libéralisme, entend se présenter à nous comme une sorte de « jouir sans fin » passablement hallucinatoire et exclusivement orienté « marchandise ».

De son côté la fin programmée des ressources a fait un pacte avec l’immobilité pour asseoir plus encore la domination de la modernité sur le temps. Nous faisons refuge du présent pour échapper au compte à rebours sur lequel nous avons collectivement réglé nos montres. Voudrions-nous sortir de la pure instantanéité que nous ne le pourrions vraisemblablement pas.

L’avant-garde émet là son rire fondateur. Un rire vaste, radical. Et ouvre le confiné, précise des écarts, défait les isolements, remet en mouvement. Irrassasiée, toujours prête à en découdre au nom de l’ailleurs, de l’encore et de l’autrement.

Allons donc : affaires classées, les avant-gardes ? Et si leur éclipse actuelle était le signe, au contraire, d’une plus ample présence ? Et si, au fond, la posture avant-gardiste avait fini par contaminer l’ensemble du champ artistique, jusqu’à le constituer tout entier ? La disparition des avant-gardes serait alors l’indice de leur assimilation – de leur essentialisation. Les avant-gardes se poseraient alors comme la définition même du geste artistique contemporain. Et l’œuvre d’art véritable comme perpétuelle « machine à désordre ».

Retrouver un chaos disloquant.

L’avant-garde est un lieu de l’esprit. Une pure capacité de précipitation, au sens chimique : ce par quoi un monde advient, un monde qui n’aurait jamais été là sans elle. Garder la littérature perpétuellement à venir et le désir d’elle près de sa source vive : c’est ça, pour moi, la notion d’avant-garde.


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