« En l’an 804 de la nouvelle ère, après la Grande Épouvante, les hommes décidèrent d’étendre leur puissance sur tout l’univers, le fleuve infini des étoiles devant porter le sceau de l’empire humain, et ceci à jamais. Alors les grandes caravanes de fer s’élancèrent à l’assaut du ciel. Le temps passa. Peu en revinrent. L’univers gardait son secret. Un terrien, rebelle parmi les siens, vogue en solitaire aux confins du grand océan cosmique. »
Le voyage dure depuis plusieurs mois. Tout est normal. Quand soudain le cerveau de la nef hurle, sans raison valable, juste avant que le vaisseau explose. À sa place, un trône de pierre flotte dans l’espace, un ouvrage de magie et de ténèbres qui capture le pilote de l’astronef vaporisé pour l’emmener vers un monde absent de toutes les cartes galactiques.
Ainsi commence le premier des six voyages de Lone Sloane…
Lone Sloane. Vagabond de l’espace, pirate, mercenaire et aventurier. Nul ne sait vraiment d’où il vient, et peut-être d’ailleurs l’ignore-t-il lui-même. Il sillonne les étoiles sans véritable but, croisant le fer avec le destin à chaque nouvelle rencontre, et toujours victorieux car ainsi il en va de ces héros dont les exploits font le tissu même des contes éternels…
Pour autant, du moins, que Sloane compte vraiment comme héros.
Car, souvenez-vous, c’est un pirate, un rebelle, un paria. De nos jours, ce n’est pas forcément bien vu dans une fiction mais il y eut une époque où c’était synonyme d’originalité et de personnalité, soient des qualités certaines dans une œuvre de l’esprit – et d’autant plus quand celle-ci appartient à un domaine artistique : ici, la BD. À ce moment-là, les auteurs revendiquaient haut et fort leurs spécificités au lieu de se cantonner aux mêmes moules comme bien trop le font aujourd’hui ; ils créaient, au sens strict du terme, en laissant à l’Histoire le soin de juger après coup. L’Histoire a jugé Lone Sloane, et lui a vite attribué une place d’honneur dans la BD, au moins comme première véritable œuvre d’un auteur destiné à compter.
Parce que les aventures de Lone Sloane transcendent les limites des genres narratifs et des codes artistiques. Voilà pourquoi. Ici, le fantastique et la fantasy se mêlent à la science-fiction et au space opera. Les voyages dans l’espace servent de prétexte pour arpenter les ruines de civilisations disparues depuis des éons et que hantent les fantômes de dieux déchus. Dans ces ténèbres endormies, le passé, le présent et le futur s’entremêlent dans un kaléidoscope de technologies folles et d’architectures dantesques, de vaisseaux spatiaux et de temples oubliés, de robots de combat et de lances de bois, de circuits électroniques et d’idoles d’obsidienne…
Dans Lone Sloane, on trouve une sorte d’anthologie, de vaste patchwork de tout ce que les genres de l’imaginaire peuvent produire de plus enfiévré. La raison se trouve bien sûr dans l’inspiration plus que prolifique de Philippe Druillet qui, d’une certaine façon, la sienne, tout à fait unique, interprète les productions d’auteurs aussi emblématiques que H. P. Lovecraft, Stefan Wul, Michael Moorcock ou Kurt Steiner – parmi d’autres, et autant d’écrivains dont il a illustré les récits d’ailleurs. Ici, le postmodernisme triomphe en abolissant les frontières qui séparent les genres, et ceux-ci atteignent ainsi un souffle qu’ils ne sauraient espérer ne fut-ce qu’effleurer autrement.
Mais on y trouve aussi une forme d’abolition des conventions de la mise en page et du découpage des planches en cases. Elles se voient même parfois foulées du pied, purement et simplement : par exemple, les éléments d’une « case » – tels que consoles de commandes d’un vaisseau spatial, ou bien ornements architecturaux, ou encore même les onomatopées illustrant le fond sonore – servent en fait de séparation avec une autre image dans laquelle se poursuit l’action de la première, et où le détail séparateur sert là aussi d’élément pictural. Il en résulte un sens de la composition tout à fait personnel où les planches constituent souvent un tout unique – certaines de ces pages sont des tableaux.
Druillet doit-il ce sens particulier de la composition à sa formation initiale en photographie, où chaque image doit se suffire à elle-même ? Peut-être bien… À moins qu’il s’agisse de l’influence de son maître, Jean Boullet (1921-1970), lui aussi artiste et conteur. On ne le saura jamais, et peut-être d’ailleurs Druillet l’ignore-t-il lui aussi ; sans compter que ce détail, du reste, n’a que très peu d’importance en fin de compte. Le très regretté Brantonne (1903-1979), en tous cas, avait bien discerné le potentiel du jeune Druillet (1), ce qui ne trompe pas : obtenir l’assentiment d’une telle figure, en effet, reste uniquement à la portée des meilleurs – toute aussi empirique que reste cette notion.
Une fois au moins dans votre vie, ouvrez donc Les Six voyages de Lone Sloane et laissez-vous guider dans les méandres de l’inspiration tout à fait unique de Philippe Druillet : il y a de grandes chances que vous en redemandiez, ou du moins que ce voyage-là ne vous laisse pas indifférent…
(1) voir l’interview, mené par Yves Frémion, qui ouvre son recueil d’illustrations de couvertures Brantonne au Fleuve Noir (Kesselring éditeur, 1979). ↩
Note :
Au contraire de ce que peut laisser penser ce billet, Les Six voyages de Lone Sloane n’est pas la première publication en album des aventures de ce personnage mais la seconde ; le lecteur curieux se penchera sur Le Mystère des abîmes, publié en 1966 chez Éric Losfeld et repris plus tard chez Les Humanoiïdes Associés sous le titre de Lone Sloane 66 – mais tout en gardant à l’esprit que Druillet lui-même considère cette œuvre de jeunesse comme « très mal dessiné »…
Les Six voyages de Lone Sloane, Philippe Druillet, 1972
Albin Michel, collection L’Écho des Savanes, septembre 2000
70 pages, env. 14 €, ISBN : 978-2-226-10765-7