Une objection courante et récurrente contre l’éthique de la vertu veut que ce qui est tenu pour bien par l’homme vertueux soit relatif; par conséquent, la vertu est relative, et non absolue. Par exemple, le courage est relatif à ce que l’on tient pour bien. Un nazi qui œuvra à «la solution finale», tel Gustav Wagner dont parle Philippa Foot («La vertu et le bonheur», in M. Canto-Sperber, La philosophie morale britannique, PUF, 1994) , fut, du point de vue du nazisme, un héros courageux; au contraire, pour nous qui considérons l’Holocauste comme une calamité sans nom, le même nazi fut un lâche. La vertu serait donc relative, de sorte que prétendre qu’elle ait une portée universelle est erroné. L’éthique des vertus est donc confrontée, au pire, à la relativité du bien, c’est-à-dire qu’il n’y pas une seule et unique conception du bien, toutes les conceptions du bien étant aussi bonnes ou légitimes les unes que les autres; au mieux, à la pluralité du bien, c’est-à-dire qu’il existerait différentes conceptions du bien, dont certaines seraient légitimes mais irréconciliables entre elles. Le libéralisme politique de Rawls soutient le pluralisme des conceptions du bien (pas le relativisme). Bien qu'il existe une différence importante entre relativisme et pluralisme, je les tiendrai
ici comme étant équivalents.
Je vais tenter de réfuter l’objection précédente de la relativité du bien. En m’appuyant sur l’éthique de la vertu d’Aristote, je vais montrer (1) que du point de vue «métaphysique», le bien est un, unique et non pas pluriel. (2) Je vais ensuite montrer que, du point de vue humain, l’exercice de la vertu, visant le plein épanouissement de l’homme, n’est pas chose aisée à telle enseigne qu’il exige une éducation continue parce qu’il arrive souvent que ce que l’homme ordinaire tient pour un bien ne l’est pas en réalité; de sorte, que celui qui se propose le bien, doit faire preuve d’une grande sagacité (vertu) afin de déterminer au préalable ce qui est bien. (3) Je montrerai que le soi-disant cas de Gustav Wagner n'engage pas au relativisme. Enfin, (4), j'expliquerai que le relativisme, qui conduit au nihilisme, naît de ce que l'exercice de la vertu n'est en rien chose aisée.
1. Le bien au niveau métaphysique
Au tout début de l’Éthique à Nicomaque, Aristote écrit : «Le bien est la visée de tout.» (1094a 3). Aristote situe ainsi la morale dans le contexte général de sa «métaphysique». Tout ce qui est, est en vue du bien, c’est-à-dire de son excellence, de sa perfection, bref de son épanouissement. Un couteau coupe bien. C’est là sa fonction, sa finalité; en grec, c’est son telos. Ainsi, la nature d’une chose ou d’un être, existe en vue de sa réalisation. Le couteau qui coupe mal ne réalise pas ce en vue de quoi il fut fabriqué: couper, trancher, découper, etc. Ainsi, le bien, selon Aristote, c’est l’effectuation de ce pourquoi un être ou une chose existe; le mal, c’est l’absence ou la privation de ce pourquoi il est destiné.
Donc, au niveau métaphysique, ou encore «ontologique», le bien existe est un, unique. En somme, le bien, c’est vers quoi tend tout ce que tout ce qui est ou existe. On qualifie cette conception moniste du bien de téléologique, le bien étant tout ce que vers quoi tendent les êtres.
2. Le bien au niveau humain
Le bien téléologique s’applique également à l’être humain. La fonction ou la finalité, bref, la «nature» de l’humain, c’est d’être heureux; en grec, eudaimonia. Or, d’après Aristote, l’être humain ne parvient au bonheur – à l’épanouissement entier et plénier de sa personne – que par la vertu, à telle enseigne que, selon lui, le bonheur réside n'est que la vertu. Or, l’humain ne naît pas de pied-en-cap vertueux. Cela s’apprend par l’habitude et l’exercice. L’éducation à la vertu est donc capitale pour le bonheur humain; le législateur d'un État qui ne vise pas à éduquer les citoyens à la vertu est corrompu ou vicieux.
Donc, l’être humain a tout ce qu’il faut pour devenir vertueux, c’est-à-dire heureux. Or, dans cette quête du bonheur, qui est en somme la quête de la vertu, l’être humain peut se tromper sur ce qu’il croit être bon ou bien. L’intelligence ou la raison humain sont, en effet, des facultés faillibles. Par exemple, je peux croire erronément que l’étude est le moyen de faire beaucoup d’argent. Socrate s’est efforcé de pratiquer la vertu de sagesse. Or, même lui, a avoué que la vertu lui échappait. Tout de même, la philosophie aide énormément à trouver ce qui est bien car elle fait appel à l’esprit critique – ce que les Anciens désignaient sous le nom de sagesse. Mais la sagesse ne suffit pas; encore fait-il développer les autres vertus parallèlement, dont le courage, la justice, la modération et la piété – les vertus traditionnelles qualifiées de «cardinales».
Donc, si le bien existe, on peut se tromper sur sa nature véritable.
D’autre part, on ne trouve pas chez Aristote de règle générale valant pour tous les cas de conduite vertueuse. L’éthique de la vertu, en effet, n’est pas une «éthique de la règle», comme elle l’est chez Kant et Mill. On oppose souvent l’éthique de la vertu aux autres éthiques, en l’occurrence le déontologisme de Kant et le conséquentialisme de Mill, en faisant valoir qu’il ne s’agit pas de savoir ce qu’il faut faire, mais comment devenir une bonne (excellente) personne au plan moral. Il n’est donc pas facile dans ces conditions de savoir ce qui est bien ou ce qu’il faut faire. Aristote présente bien ici et là des clés, telle la fameuse «règle du juste milieu», mais cela reste insuffisant. Il donne l’exemple de la colère. On pense communément que la colère est toujours condamnable; qu’il faille rester paisible, quelles que soient les circonstances. Erreur : il est parfois bon de se livrer à la colère. Toutefois, s’il est vrai que tout le monde peut entrer en colère, il n’est pas aisé «de le faire avec la personne qu’il faut, dans la mesure et au moment convenables, pour un motif et d’une façon légitimes.» (Éthique à Nicomaque, 1109a 27-28)
Cela étant posé, nous devons convenir que le bien consiste, du moins au plan métaphysique selon Aristote, dans l’épanouissement humain. Mis à part cela, Aristote reste muet sur la nature du bien dans des contextes particuliers, si ce n’est qu’il faille être vertueux; que la vertu s’acquiert; qu’elle consiste dans le juste milieu entre deux vices; qu’on ne peut être heureux hors de la vertu, etc. On pensera que tout cela reste peu précis et vague. On n’a pas tort. Aussi, il n’est pas surprenant d’apprendre que toute la philosophie morale moderne est la recherche d’un principe, d’un critère précis du bien. Mais, aux yeux d’Aristote, que la vertu soit difficile cela plaide au contraire en sa faveur car sa difficulté constitue précisément ce qui est admirable, excellent, beau et grand.
Malgré tout, comme épanouissement humain, la vertu reste objective. Comme l’écrit par exemple Nicholas Rescher : «Ce qui est dans notre intérêt – ce qui nous avantage à long-terme, au plan de notre bien-être physique et psychologique, étant donnés le type d’êtres que nous sommes – constitue pour une large part une dimension factuelle susceptible d’une enquête empirique générale et ouverte à tous.» («The Demands of Morality», in Philosophical Inquiries. An Introduction to Problems of Philosophy, University of Pittsburgh Press, 2010, p. 112. Ma traduction.) L’épanouissement humain constitue donc une réalité objective au sens où elle ne dépend pas de nous, de nos goûts, de nos préférences.
La modernité est fort sceptique quant à la nature précise de ce soi-disant «épanouissement humain» puisque, selon toute apparence, les diverses conceptions de l’épanouissement divergent d’une société à l’autre, d’une époque à l’autre. C’est pourquoi, d’ailleurs, la position libérale, plus précisément le libéralisme politique, se présente comme le rempart neutre des dérives du relativisme, en présentant des balises neutres permettant d’assurer la coexistence des diverses conceptions de la vie bonne. Mais, notons-le, le libéralisme politique constitue lui-même une conception de la vie bonne, de l’épanouissement humain en particulier : le bien, en effet, consiste dans la neutralité sur la nature du bien métaphysique.
Le moins qu’on puisse dire c’est que le libéralisme politique se trouve dans une position paradoxale. En faite, le libéralisme politique propose des vertus : ce sont celles de tolérance, d’ouverture et de neutralité. On n’échappe donc pas à la conception du bien objectif et de la vertu comme épanouissement humain. Au fond, le libéralisme politique est un monisme qui s’ignore, car on nul n’échappe à la métaphysique.
3. Le cas de Gustav Wagner
Cela étant posé, revenons à présent au cas du nazi Gustav Wagner évoqué au tout début. Apparemment, Gustav Wagner manifesta beaucoup de détermination et de zèle dans l’extermination des juifs, de sorte que ce nazi fit apparemment montre de courage. Pour la vaste majorité d’entre nous, toutefois, ce nazi ne fut qu’un lâche. Ainsi, il serait prouvé que le courage est relatif car la conception du bien à laquelle nous souscrivons nous est propre contrairement à celle que soutenait le nazisme.
Je soutiens que cet argument établissant le relativisme du bien n’est pas valable, car la conception naziste ne vise pas l’épanouissement humain, bien au contraire. L’idée, en effet, d’une soi-disante «race aryenne» est pure illusion, la biologie rejetant désormais l’idée de «race» et, qui plus est, de hiérarchisation entre elles. (Là-dessus voir par exemple Pierre Thullier, Darwin & Co, Éditions complexe, 1981.)
Contrairement à Gustav Wagner, l’homme sagace – le phronimos, comme le désigne Aristote – doit établir les faits sur le sujet. Aujourd’hui, nous dirions que l’homme vertueux doit faire preuve d’«esprit critique». Il est clair que Gustav Wagner fit partie de ceux et celles qui adhérèrent sans examen critique aux croyances racistes véhiculées par Adolf Hitler lui-même dans son ouvrage Mein Kampf qui n’est plus ni moins un tissu de faussetés. À la différence de Gustav Wagner, bon nombre Allemands à l’époque comprirent que les soi-disantes théories hitlériennes n’étaient pas du tout fondées, de sorte que ces faussetés ne contribuent en aucune manière à l’épanouissement humain. S’il y a une leçon que l’Holocauste nous enseigne, c’est que traiter des humains comme étant inférieurs à d’autres conduits inexorablement à des malheurs sans nom.
Conclusion : certes, Gustav Wagner a pu accomplir parfaitement son «devoir» mais il se trompait royalement sur la cause sur la base de laquelle il fit montre de tant de zleè. Gustav Wagner fut donc une mauvaise personne et, même s’il déclara avoir mené une existence heureuse, nous devons conclure qu’il mena en réalité une existence malheureuse et misérable - qu’il en fut ou non conscient. Il avait tout faux à propos de l’épanouissement humain. Il accepta sans esprit critique des croyances fausses. En somme, il manqua de jugement; la vertu de sagacité lui faisait cruellement défaut. Encore une fois, songeons que d’autres Allemands comme lui, à l’époque, plus avisés, ont parfaitement compris l’aberration doctrinaire du nazisme et ont refusé d'y prendre part, et ce au péril de leur vie.
Une personne courageuse doit donc être aussi avisée, c’est-à-dire prudente. En effet, comme l’écrit Peter Geach, «Il n’y a pas de courage sans posséder les autres vertus; il n’y a de courage, en particulier, sans la sagacité.» (Peter Thomas Geach, The Virtues, Cambridge, 1977, p. 160. Ma traduction.) Le téméraire, par exemple, évalue mal le danger que comporte la situation à laquelle il est confronté; il manque de sagacité. De son côté, le lâche exagère le péril; lui aussi fait preuve d’imprudence ou de naïveté. Gustav Wagner était naïf et malavisé. C’est pourquoi son soi-disant «courage» ne fut, au fond, que lâcheté, c’est-à-dire de la folie. Certes, il manifesta une grande détermination, beaucoup de zèle, de la résolution, tout ce qu’on voudra, mais assurément pas de courage. Ce cas montre donc que le courage dépend d’une conception du bien entendu comme épanouissement. Or, Gustav Wagner se référait à une conception erronée du bien comme épanouissement humain. Donc, prétendre, comme le veut le relativisme, que la conception naziste du bien qui s’oppose à la nôtre est tout aussi valable (ou peu valable) que la nôtre, est un leurre qu’il faut vivement dénoncer.
4. Relativisme, nihilisme et monisme
Le relativisme séduit parce qu’il est souvent ardu dans la vie morale courante de trancher clairement entre ce qui est bien et mal. Les cas et les situations paraissent si complexes, qu’il semble prétentieux, voire odieux, de prendre position. En politique, l’affrontement entre la «gauche» et la «droite» paraît insoluble car il ne s’agirait que de préférences faisant appel à nos «valeurs» qui sont, elles, pense-t-on, incommensurables et irréconciliables.
Justifiant son choix d’engager Bertrand Cantat à la direction musicale de son Cycle des femmes de Sophocle, Wajdi Mouawad déclarait : «Ai-je bien fait? Il n’existe pas de réponse universelle à cette question. Il n’existe que des jugements moraux. L’un dira oui, l’autre dira non. Il ne s’agit pas d’avoir raison, mais de choisir.» (Le Devoir, 17 avril) La déclaration de Mouawad est à la fois stupéfiante et sidérante. Elle témoigne de manière éloquent du nihilisme contemporain. Pour reprendre ici Sartre, nous serions «condamnés à la liberté». Le libéralisme politique conduit au relativisme, voire au nihilisme.
Or, si le nihilisme consiste dans le rejet de toute hiérarchie des valeurs, le moniste que je défends s’oppose radicalement au nihilisme. Je soutiens en effet qu’il existe une hiérarchie de «valeurs», mieux des «biens». Considérons le tableau suivant.
Niveau 1 Le bien métaphysique: Le bien est la visée de tout.
Niveau 2 Le bien humain: L’être humain vise le bonheur (= épanouissement).
Niveau 3 La vertu: Le bonheur réside dans la vertu.
Niveau 4 La vertu comme juste milieu: La vertu est une moyenne entre deux vices : l’excès et le pas assez.
Niveau 5 La vertu est celle de l’homme sagace (phronimos). Il faut agir comme agirait l’homme sagace «…quand il doit le faire, pour les motifs, envers les personnes, dans le but et de la façon qu’il le doit» (1106b 20)
Aux niveaux 1 et 2, niveaux normatifs les plus généraux et à la fois les moins spécifiques et informatifs, nous avons les principes moraux absolus. Plus on descend dans la hiérarchie des biens, plus on perd en généralité, et plus il devient difficile pour nous humains de savoir ce qu’est le bien et comment il faut l’accomplir dans des situations particulières et des contextes complexes. Au dernier niveau 5, il faut en somme prendre pour modèle l’homme bon ou sagace et se demander ce qu’il aurait fait dans pareille situation. On constate alors qu’il y a ici circularité car, pour définir la vertu, on fait appel à l’homme vertueux… Cette situation est si complexe et ardue que celui ou celle qui s’en sort excellemment est admirable. Il se pose ainsi en standard du bien, c’est-à-dire comme modèle de l’excellence.
Le relativisme surgit du fait que nous, êtres humains, nous sommes plongés dans des situations et des circonstances fort difficiles. Comme dit Aristote, il facile d’entrer en colère; mais il n’est pas aisé «de le faire avec la personne qu’il faut, dans la mesure et au moment convenables, pour un motif et d’une façon légitimes.» (1109a 27-28) Le relativiste est celui ou celle qui, devant les difficultés de la vie morale, abandonne et cesse de rechercher le bien et la vertu; il déclare que le bien est relatif à chacun, point à la ligne. Il opte pour la facilité. En somme, c’est au fond un lâche. Aristote nous rappelle que la morale n’est pas l’affaire des lâches et des pusillanime et qu’il faut du courage pour devenir bon.
5. L’affaire Bertrand Cantat
Au lieu de s’écraser et d’embrasser le nihilisme comme le fit Wajdi Mouawad, quelle aurait été la position de l’homme bon dans cet affaire difficile et complexe du cas de Bertrand Cantat qui ébranla tout le Québec en avril dernier?
Pour dire les choses rapidement, l’amitié est ici la vertu en cause qui fut mise à mal par Bertrand Cantat. En tuant sa conjointe, Marie Trintignant, et même s’il purgea la peine que lui infligea le tribunal, Bertrand Cantat a gravement portée atteinte à l’amitié qui nous lie tous. Vivre en société, c’est en effet vivre entre amis. Or, lorsqu’on porte atteinte sérieusement à l’amitié, la justice voudrait que Cantat soit banni de toute société humaine et fraternelle. Or, la justice est du ressort de l’amitié. L’amitié nous enjoint donc de rétablir les ponts avec Cantat. La balle est, toutefois, dans son camp, dans la mesure où Bertrand Cantat doit nous démontrer qu’il mérite notre amitié. Le geste de Wajdi Mouawad est un geste qui va en en ce sens. A ce titre, il doit être loué. C’est un geste de justice réparatrice. Dans l’Église catholique, il y a ce mouvement de justice réparatrice: des criminels sont invités à entreprendre une démarche de pardon avec les familles des victimes. C’est ce qu’on attend de Bertrand Cantat et ce, en vue de l’épanouissement de tous et de la joie de retrouver un ami qu’on croyait à jamais perdu.