Hemingway avait un goût très sûr.

Par Crapulax

Si j'ai fait le GO des flots en planifiant les étapes de notre côtière entre Cienfuegos et la Havane, Nikko a brillament repris le flambeau pour organiser notre vie de terriens en capitale cubaine. Le lendemain de notre arrivée, il a retenu un almendron, vieille américaine fatiguée faisant office de taxi collectif bon marché et une casa particular au centre de la Habana Vieja. La casa de Eldo est un excellent choix. Ledit Eldo est un cubain très vert d'à peine soixante dix ans qui entretient sa santé au Cohiba Robusto et ne fait pas de chichis. Notre nid d'aigle se trouve sur le toit de son immeuble. Un peu déglinguée et poussièreuse, la chambre est cependant joliement arrangée de plantes, babioles et nous plait immédiatement en particulier pour sa terrasse panoramique privative qui domine la ville. L'emplacement est simplement idéal: Calle Obispo, soit la rue la plus animée du centre historique.

La vieille Havane est assez étendue mais la zone la plus couramment parcourue par le touriste « qui veut en faire un max en un minimum de temps » peut se visiter en une grosse journée. Ni Nikko ni moi n'avons envie de courir musées et autres must-see à haute densité historique, exception faite du Floridita, lieu de naissance du Daiquiri, où Hemingway passait une bonne partie de ses nuits. Vérification faite, leur Daiquiri est effectivement le meilleur de tous. On se perd au hasard des rues, plazza. Pas bien compliqué de se repérer d'autant que si les rénovations ont dû représenter un chantier titanesque, un peu comme dans le Pelourinho de Salvador de Bahia, dès qu'on s'en éloigne un peu, les bâtiments croulent. A la différence d'autres villes muséifiées et désertées par la vie quotidienne, la vieille Havane rénovée reste vivante, d'abord parce qu'à Cuba, on déménage peu et que les logements se transmettent d'une génération à la suivante, et puis aussi parce que les cubains aiment y venir pour leur plaisir ou pour déloger quelques CUC de la poche des touristes. Sur le front de mer, le Malecon est fréquenté par la jeunesse qui se baigne ou partage une bouteille de Havana club; derrière du Capitole enfin, les maisons sont délabrées et on n'y croise plus guère d'étrangers. C'est pourtant dommage d'ignorer ces quartiers où le quotidien havanais est le plus perceptible, la vie tournée vers la rue, les enfants qui jouent à la pelota, les marchés alimentaires. Le soir, les groupes de salsa fleurissent dans chaque bar ou restaurant. Les étrangères perdent la tête dans les bras de virevoltants danseurs cubains, les étrangers dans les yeux de suaves et effrontées « jineteras ». Sur le comptoir, le meilleur rhum du monde magnifié en succulent mojito vous dégoutera à tout jamais des pales immitations que l'on sert hors du pays. Un Montecristo planté dans le bec pour la touche finale et toute tentative pour échapper à l'envoutement est vouée à l'echec. Les très raides allemands deviennent volubiles, les très vertueux danois, libidineux, quant aux russes ou aux latins, mieux vaut éviter le sujet et garder ça dans les dossiers classés confidentiels.

Hemingway avait un goût très sûr. Pour avoir passé une bonne partie de sa vie à Cuba - Pêche au gros le matin, écriture l'après-midi et descente d'une longue série de cocktails le soir, avec option baston pour ceux qui le dérangaient - il est une des figures les plus populaire de Cuba et de la Havane en particulier. « Papa » ne peut évidemment pas rivaliser avec le Che, omniprésent. Mais le choix de son dernier pays d'adoption était celui d'un hédoniste. La Havane des mafiosi américains n'est plus celle de Castro mais l'ambiance est toujours là et la ville renait avec le tourisme et les devises. Aussi curieux que cela paraisse, bien que les relations soient souvent intéressées par la perspective de gratter quelques CUC, la situation n'a rien de malsain ni de désagréable. Les cubains sont en effet respectueux, fins et intéressants, leur relation décomplexée et enjouée à l'égard de tout rend les contacts toujours plaisants et permet d'authentiques et nombreux échanges. Même un « portugnol » médiocre comme le mien suffit à ouvrir toutes les portes.

Cuba est étonnant. Comparé à la main mise yankee sur une économie d'avant 59 qui enrichissait une poignée de nababs et excluait le reste la population, le système actuel a finalement bien réussi à assurer les besoins essentiels du plus grand nombre. C'est d'autant plus méritoire dans un contexte d'isolement international et d'embargo américain qui perdure. Le système cubain surpasse de loin de très nombreuses soit-disant démocraties africaines ou sud-américaines. Santé et éducation d'excellent niveau pour tous; sécurité absolue. Chacun a un toit quasi gratuit et les sans abris n'existent pas. Chacun mange à sa faim et à de quoi se vêtir correctement et même avec élégance. La vie culturelle est dense et chacun y a droit gratuitement. Alors bien sûr, pour les extras et le superflu, les moyens sont limités, l'état policier sait tout et contrôle tout mais il est assez pragmatique pour fermer les yeux devant le marché noir et les divers bricolos en contacts avec les touristes. C'est le seul moyen car le salaire d'un medecin, d'un universitaire de haut niveau ou d'un ingénieur n'excède pas une quinzaine d'euros. Aussi, une grande partie de la population se jette sur la manne touristique. Les gagnants économiques sont ici les tenanciers de casa particular, les restaurateurs, les revendeurs de cigares du marché noir, les taxis individuels, les intermédiaires en tout genre, les musiciens payés au pourboire, les gigolos et les putes.

L'ensemble tient finalement bien la route et aucun des cubains avec qui nous discutons ne rêve de quitter le pays. Très éduqués et étonnament au fait des vicissitudes du capitalisme sauvage qui règne ailleurs, ils ne sont pas victimes du mirage occidental, et exploitent patiemment le moindre signe d'assouplissement que donne le régime afin de préserver la paix sociale. Contrairement aux idées reçues, le castrisme est loin d'être fini et a encore probablement de longues années devant lui, même lorsque le charismatique Lider Maximo passe aujourd'hui la main à son frangin. La contre-révolution ne gronde pas et Cuba représente un bon pied de nez à la pensée unique de nos sociétés qui érige comme dogme, qu'en dehors de la démocratie et du capitalisme, point de salut.Je ne me lancerais pas dans une éloge hasardeuse du système mais disons juste que je ne m'attendais vraiment pas à ça. Mes représentations concernant Cuba, influencées par la presse où les romans d'exilés cubains étaient datées et inexactes. Lorsque je lirai la presse française, amenée par Guillaume et Bernard, qui commente la passation de pouvoir entre Fidel et Raul, je ne pourrai m'empêcher de sourire en lisant le pathétique edito de Libé, typique intello de gauche parigot bien pensant, à phosphorer à vide sur « l'essouflement du régime », « la detresse de la population », « l'aliénation des libertés ». Tellement décalé avec ce qui se passe ici que c'en devient ridicule. La situation économique, sociale et politique douteuse de nos pays occidentaux mériterait quand même un ton un peu moins péremptoire pour juger de la curieuse et intéressante alternative cubaine.  

Le 16 avril au matin, Nikko reprend son vol pour Montréal. Sacré mois passé tous les deux! Amitié forte et tourmentée, tour à tour frères de sang ou à un cheveu du combat de coq. Ma faute? La sienne? Un peu des deux plus probablement. On se ressemble un peu trop peut-être et il n'y a rien de pire qu'un miroir. Rien de tièdasse au moins et nous sommes assez mûrs pour n'en garder que le meilleur. La vie tourne au ralenti à la Havane. L'armée cubaine parade sur la plaza de la revolcion et célèbre le cinquantenaire de la déculotée historique infligée aux Yankis à Playa Giron (Baie des cochons). Je ne m'y rends pas , me contente d'en regarder un peu sur la TV en noir et blanc d'Eldo, en compagnie de son petit fils qui prépare sa nième boite de cigares de contrebande. Pas de l'oie, oeil goguenard de Raul dans les tribunes, commentaires un peu grésillants de la TV d'état, voyage dans le temps. Bernard et Guillaume n'arrivent que le 20 et je ne suis pas pressé de retourner au bateau. Il y a un peu à faire mais j'ai assez donné à Point à Pitre et n'ai aucune intention de léser mes compagnons de leur part de boulot. Je lambine encore une journée, retrouve plus tard un copain danois et son père, installé ici depuis qu'il est tombé raide dingue d'une cubaine. La nuit s'allonge un peu, beaucoup, et je manque de rater mon bus du lendemain matin pour Trinidad.

Sur le trajet, je constate avec un étonnement toujours renouvellé le bon état des axes routiers et des infrastructures. A la descente de bus, je me laisse convaincre sans peine par la bonne bouille de Pedro et l'accompagne dans sa casa particular. 10 mètres sous plafond, au moins 300 mètres carrés dont une bonne quarantaine rien que pour ma piaule, mobilier octogénaire passé de père en fils. C'est un peu le modèle de toutes les maisons du centre historique de Trinidad. Tout comme pour leurs vieilles Plymouth, Dodge ou Ford, les cubains sont très soigneux et excellent à entretenir ce qui a été hérité de leurs ailleux. A Trinidad , les fortunes du sucre se sont volatilisés bien avant la révolution mais maisons, meubles et bibelots d'origine demeurent dans les familles. On vit modestement mais dans un palais et ses meubles. Elégance cubaine fortuite. C'est dans la lumière rasante et la température plus clémente de fin d'après-midi que Trinidad encore endormie est la plus agréable. Et bien sûr, à la nuit tombée, la nuit s'anime et danse.

Je flane en ville le premier jour et, le lendemain, pars à cheval dans la campagne environnante sur Margarita, bonne carne facile pour un cavalier peu expérimenté comme moi. Les cubains du ranch m'observent un peu et décident que je sais monter. Alors en attendant deux autres clients pour la ballade, je pars seul aux alentours sur Margarita pour faire connaissance avec elle. Les retardataires ne viennent finalement pas et je passerai donc cette journée en solo avec José, mon guide sympa, qui me laisse rapidement galoper à ma convenance une fois convaincu que je ne suis pas trop branque sur un canasson. Ce n'est pas un simple tour de manège mais une vraie journée de cheval qui m'attend, avec passage de cols, chemins étroits et rocailleux, pentes escarpées qu'il est plus sage de négocier en file indienne, pied à terre, longues étendues dans la sierra pelée, à travers les forêts d'encalyptus, les plantations de mangues, bananes, canne à sucre. On se désaltère parfois dans une finca sur le chemin et lorsqu'on a bien cuit sous le soleil, au bout du lit de la rivière assechée, une piscine naturelle permet de se rafraîchir enfin. Heureusement que je porte un jean et que Pedro m'a prêté ses tennis car les blondinettes scandinaves que je croise au retour ont les jambes écarlates coté pile, le soleil, et côté face, à vif de la cavale. Ce soir, elles n'auront même pas besoin d'allumer la lumière dans leur chambre pour y voir.

J'ai pris goût aux privilèges de l'exclusivité alors quand Pedro me propose de prendre un taxi privatif qui me déposera directement à la marina plutôt que le bus Viazul pour le même tarif, je n'hésite pas longtemps. Je ne comprends pas bien la combine, un minibus d'état à rentrer à vide vers la Havane, semble-t-il. Seul avec le chauffeur, je peux déplier à loisir mes jambes un peu courbaturées de la veille. A mon retour, Galapiat est sagement à sa place. Guillaume et Bernard arrivent le lendemain. Il était question de partir vite au début car Guillaume avait une échéance en France, finalement repoussée. Bernard est aussi d'humeur cruising,dans « l'après ». Moi, je m'en fous. J'en ai bien profité et peux partir demain si ils le souhaitent, à ceci près qu'il me semble que c'est un peu dommage pour eux. Et puis Cuba agit dès que nous allons à la Havane. L'urgence du départ se dissoud dans les mojitos et l'ambiance. A priori, on devrait faire route pour les Bermudes avec option stop aux Bahamas. Je leur laisse étudier la question. Pas chiant le captain. Et puis il semblerait que des kiwis voisins soient parvenus à obtenir un visa US auprès de la section des intérêts américains de Cuba. Ça n'a pas été simple et ils avaient un ricain à bord comme caution mais on va tenter le coup. Quelle ironie alors que partout ailleurs, hors de son pays d'origine, c'est une sinécure. Ça ranimerait l'option retour via New York. Rasés de près, pantalons, chaussures et chemises, baratin obséquieux. On va tenter.

De toutes façons un norther tardif est annoncé et je n'ai aucune intention de me frotter à lui. Alors on reste encore. A la Havane, je retombe sur un copain cubain. La nuit à quatre n'en finit pas. On vaque dans les quartiers hors circuit à la recherche d'un barbero pour nettoyer la tête de Guillaume. Un improbable américain installé ici, ex-collègue de contrebandier voileux transformant bénéfices de cigares à l'aller en bénéfices de produits US au retour vient echanger des bouquins et nous indique de bonnes adresses locales à proximité de la Marina, petits restaus de pêcheurs à quelques CUC, un peu de bricole sur le bateau avant un bowling de fin de journée. On prend le temps de prendre le temps. Si net en mode navigation, Galapiat, sédentaire à la marina est un vaste foutoir de mecs sans femmes. Aux habitudes de vieux couple marin Bernard-Tanguy se superposent celles de vieux copains d'école Bernard-Guillaume. C'est ultra relax et un tantinet décadant.

Le Visa US est devenu notre graal, peut-être juste pour un improbable trajet La Havane-New-York. Ça sonne bien. Je ne suis pas le moins motivé des trois vu que je n'ai jamais mis les pieds à NYC et l'idée d'y parvenir pour la première fois avec mon canot me séduit beaucoup. Alors on fait du tourisme adminstratif, entre la section des intérêtes américains de Cuba, beaucoup de coups de fils dans le vide à l'ambasssade, puis le business center de l'hôtel Havane Libre où Cristina nous aide à remplir les formulaires kafkaiens de l'administration américaine. Il faut attendre beaucoup. Heureusement, l'hôtel Nacional n'est pas loin. Un vieux juck-box Wurlitzer distille un disque rayé de Louis amstrong pendant que nous patientons au bar accomagnés de Pinacoladas et des fantômes d'Errol Flynn, Ava Gardner et mille autres stars qui se sont succédées dans ce lieu mythique. Il y a pire comme salle d'attente. Le lendemain, retour à l'ambassade. Nous sortons notre pipo et nos documents et on nous laisse entrer. La préposée nous prend nos documents, on nous déleste chacun de 100 euros et lorsque nous sommes appellés par l'officiel pour l'entretien en nous réjouissant un peu vite de ce que nous pensons être la dernière étape de ce parcours du combattant, on nous informe très courtoisement mais fermement que ni Guillaume ni moi ne pouvons nous faire délivrer un visa avec des passeports écornés comme les nôtres. Quant à nous restituer notre argent, c'est incompatible avec la procédure. Solution suggérée, aller à l'ambassade de France et refaire deux passeports en procédure d'urgence. Notre dossier reste ouvert et nous devons nous estimer chanceux quand les cubaisn attendent environ 3 ans pour un rendez-vous.... Plus tard, chez les frenchies, nous apprenons que la procédure « d'urgence » pour un nouveau passeport prend un mois.... Et dans deux jours, c'est mon visa cubain qui arrive à expiration. Bon, bref, ça va se terminer aux Bermudes cette histoire. Un grand merci au vieillissant et paranoiaque Oncle Sam pour nous avoir fait perdre notre temps et arnaqués aussi poliement.

Cette mésaventure adminstrative renforce un peu plus ma sympathie pour Cuba et mon irritation pour le gros ogre voisin. Je décore derechef le bateau de l'affiche célébrant les 50 ans de la victoire cubaine sur les caincains à la baie des cochons.