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La chambre lumineuse ( 3/5 )

Par Montaigne0860

L’imbécile, cette fois c’est lui: un homme tend un appareil photo, à lui, oui, à lui, le professionnel ! Quelle dérision ! Sans compter que, dans son anglais approximatif, l’autre se croit obligé de lui désigner le déclencheur. Il reconnaît aussitôt le modèle, un Canon EOS, un de ses préférés. Belle machine ! L’autre se recule, aligne sa famille pour qu’elle entoure le guard, sept enfants, la femme voilée de la tête aux chevilles ; ah, une photo de famille, lui qui n’en fait jamais ! Piqué, il sourit et manipule l’objet en jouant les balourds, promène ses doigts sur l’appareil comme s’il tenait une grenade dégoupillée pendant que l’autre se met en place au milieu de sa tribu à une dizaine de mètres. Des touristes se reculent pour faciliter l’opération. Lors de ses fictives fausses manœuvres sur l’appareil, il ne peut s’empêcher de faire son geste habituel, revient sur la dernière photo prise, et là, surprise, lumineuse, il découvre le visage rayonnant de la jeune femme qui pleurait ses diamants volés. Son cœur bat plus vite, la tête lui tourne un instant, puis, après avoir appuyé sur le déclencheur quand la famille lui sourit presque naturellement, il s’enfuit à toutes jambes, l’appareil à la main. Des cris derrière lui, il fonce en remontant Whitehall à grandes enjambées, bouscule des groupes assemblés sur Trafalgar, la rumeur couvre les cris de ses poursuivants, il serre l’appareil contre sa poitrine, n’a même pas l’idée de refermer la sacoche qui l’entoure, les sangles lui battent les bras, il s’enivre de plaisir, la course lui fait un bien fou, il traverse encore des groupes interloqués, fonce vers les marches de la National Gallery, songe un moment qu’il va y entrer pour se cacher, mais c’est trop risqué, on va l’attendre aux sorties ; il contourne le bâtiment par la droite, serrant toujours l’appareil contre lui comme un bébé, traverse aux feux pour atteindre St Martins Lane (c’est vert pour les piétons, la chance !), son esprit cherche un refuge, la foule, la foule, et presque sans y penser prend encore à droite vers Covent Garden où il pourra se perdre au milieu des centaines de gens affairés à presque rien. Il fend maintenant d’un pas rapide les touristes en shorts et lunettes de soleil, ses battements de cœur ralentissent, il n’est pas fatigué, se retourne, ne voit personne à sa poursuite, ne s’attarde pas pour autant même s’il est bloqué un court instant par un clown qui fait son numéro autour d’un groupe compact qui l’applaudit. Il contourne le rassemblement, s’éloigne du centre grouillant, emprunte les petites rues à grandes foulées revenues sans qu’il y songe, il longe le Royal Theater et tombe bientôt sur Kingsway, un peu large ; dangereux, très dangereux, il peut être vu de loin, et là parmi les véhicules garés il avise un taxi qui vient de débarquer ses clients et s’apprête à repartir, monte à l’intérieur sans demander l’autorisation, lance son adresse : « St. Helens Gardens ! », mais le chauffeur, après approbation, se penche vers son GPS, il ne sait pas, et lui aussitôt de crier : « Portobello !», vite, vite… Le taxi démarre, enfin, personne derrière, devant, il se rassure en songeant que le sinistre personnage n’ira pas à la police pour dénoncer la chose, trop risqué pour un voleur de diamants, sans compter l’escroquerie au mariage, et c’est là enfin qu’il commence à sourire vraiment.


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