"Le peuple veut la chute d'Al-Jazeera et d'Al-Arabeyya" : manifestants devant les bureaux d'Al-Jazeera à Damas
L’été dernier, Al-Jazeera avait connu quelques soucis avec la démission très commentée de plusieurs présentatrices. On avait tenté d’expliquer, dans ce billet, que la chaîne qatarie, qu’on accusait alors d’être outrageusement conservatrice, et même vendue aux extrémistes musulmans, traversait à l’évidence une crise. Et celle-ci n’avait pas grand-chose à voir avec la manière dont ses speakrines pouvaient apparaître à l’écran, mais bien davantage avec la façon dont la première chaîne d’information arabe devait gérer son succès pour se maintenir largement au-dessus de ses rivales.
Quelques mois plus tard, tout semblait être rentré dans l’ordre. Dans cet article d’Al-Akhbar par exemple, on pouvait lire que la chaîne avait su dépasser ses problèmes pour continuer son expansion, notamment dans le monde anglophone, tout en consolidant encore ses positions dans le paysage audiovisuel local. Car Al-Jazeera, il faut toujours le souligner, ce n’est pas seulement une chaîne gratuite d’information mais, y compris avec les problèmes de brouillage connus lors de la retransmission de certains matchs (voir ici et là), c’est d’abord et avant tout un « bouquet » (payant) où le secteur « sports et loisirs » a de fort belles perspectives depuis que l’émirat a été retenu (en décembre 2010) pour organiser la Coupe du monde de football en 2022.
Sur un plan plus politique, l’article déjà mentionné soulignait combien le climat régional était « porteur » pour la chaîne, notamment à cause de la crise yéménite. Des propos pour ainsi dire prophétiques, à un moment où on ne parlait pas encore beaucoup des événements tunisiens, et pas du tout du « printemps arabe ». Fidèle à son image publique, Al-Jazeera jouait une fois de plus les redresseurs de torts en participant à la publication des documents divulgés par Wikileaks, en particulier à propos de la guerre d’Irak. Mieux, sur le même modèle, elle créait son propre site, The Transparency Unit, pour appeler à lui communiquer – anonymement – des documents restés secrets alors que le public aurait dû en avoir connaissance. Créé en janvier, ce nouveau service allait en particulier s’illlustrer avec la publication des Palestine Papers, une véritable bombe diplomatique qui devait mettre dans l’embarras (ils s’en sont remis…) certains négociateurs palestiniens peu avares de concessions lors de leurs discussions avec les officiels israéliens.
Et puis est survenu le « printemps arabe », avec le rôle que l’on sait de certains médias : réseaux sociaux en tête, sans doute, mais aussi, comme on l’a déjà souligné, les médias de masse, à commencer par Al-Jazeera, un peu tiède au début, indiscutablement, mais ensuite à la pointe de la mobilisation médiatique en faveur des révoltés arabes. Devenue pour certains une sorte d’organisation révolutionnaire (تنظيم ثوري), la chaîne de Doha, une des rares capitales arabes à entretenir des liens diplomatiques avec Israël, se voyait, last but not least, décerner par Hillary Clinton des éloges appuyés. Un revirement pour le moins surprenant de la part d’un Etat qui, il n’y a pas si longtemps, cherchait surtout à faire taire une voix impertinente, y compris en bombardant les locaux d’où elle émettait, à Kaboul , à Bagdad et même à Doha !!! Assez pour susciter bien des interrogations dans le monde arabe, bien des interprétations aussi, et même bien des accusations au regard de la suite des événements.
En effet, après les débuts glorieux de la couverture médiatique des soulèvements tunisien et égyptien, les choses sont devenues beaucoup plus compliquées lorsque le théâtre des opérations s’est déplacé à Bahreïn, avec une contre-révolution, menée par les Saoudiens, coupable de violations des droits de l’homme « de plus en plus flagrantes ». A observer son silence, plus d’un téléspectateur arabe a pu se faire la remarque qu’il y avait à l’évidence, pour Al-Jazeera, de bonnes et de moins bonnes révolutions…
Les limites d’Al-Jazeera par rapport à certains sujets sensibles, à commencer par ce qui touche de près ou de loin au Golfe en général et à l’Arabie saoudite en particulier (voir ce qu’en raconte par exemple Hugh Miles, un très bon connaisseur de la chaîne), sont bien connues. Ce n’est donc pas le silence de la chaîne à propos de la répression à Bahreïn, mais bien un changement de style assez radical, qui a heurté une bonne partie du public arabophone (c’est en effet moins flagrant sur le canal anglophone, qui n’a pas la même histoire de toute manière). En effet, depuis quelques semaines, Al-Jazeera semble avoir perdu une bonne partie de sa rigueur professionnelle pour quitter son rôle d’observateur et se faire, sans beaucoup de nuances, le héraut d’une révolution arabe mise en image sous forme de clips assez grossiers, vantant la révolution libyenne, yéménite et désormais … syrienne.
De fait, après quelques jours d’hésitation (le Qatar est en principe l’allié stratégique de la Syrie), Al-Jazeera a mis tout son discours au service du soulèvement syrien. Peu présente sur le territoire car ses bureaux à Damas font l’objet d’une sorte de siège sous la forme d’un sit-in « spontané » de citoyens outrés par l’image qui est donnée de leur pays (voir l’illustration ci-dessus), la chaîne reprend à nouveau ce qui « traîne » sur Internet en sus semble-t-il d’un nouveau réseau de correspondants locaux dont les récits, qui accompagnent les vidéos mises sur le Net par les manifestants, s’inscrivent en faux avec la version donnée par les médias locaux. Des officiels syriens continuent à intervenir, mais leur discours est de plus en plus inaudible face à ceux des très nombreux opposants, sur place ou à l’étranger, et face surtout à l’accumulation de faits qui cadrent de moins en moins avec le déroulement d’une crise dont l’importance se mesure, pour ne s’en tenir qu’à cela, au nombre des victimes, y compris dans les bilans officiels.
Pour les autorités syriennes, cette démission tombe à point nommé car elle conforte leur conviction qu’elles sont la cible depuis des semaines d’un « complot étranger » soutenu par une campagne de presse offrant une version totalement déformée des faits. Et dans l’immédiat, la décision de Ghassan Ben Jiddou, qui contribue, au moins sur place, à donner du crédit à ceux qui dénoncent les dérives d’Al-Jazeera, risque de rendre encore plus difficile le travail des professionnels de l’information ; ceux d’Al-Jazeera, bien entendu, mais également tous les autres, locaux et trop rarement internationaux, qui s’efforcent de présenter le récit, aussi complet et contradictoire que possible, des très graves graves événements qui se déroulent en Syrie.