Socrate est un homme seul ! Seul devant une plèbe hypnotisée par le discours de ses accusateurs, Mélétos, Anytos et Lycon. Lui, que la Pythie avait déclaré investi d’une mission divine, comparait devant ses juges pour plusieurs chefs d’accusation dont celui d’athéisme. C’est donc un homme seul qui engage un long discours devant une foule qui bientôt lui donnera la mort : « Quelle impression mes accusateurs ont faite sur vous, Athéniens, je l’ignore. Pour moi, en les écoutant, j’ai presque oublié qui je suis, tant leurs discours étaient persuasifs. Et cependant, je puis l’assurer, ils n’ont pas dit un seul mot de vrai. Mais ce qui m’a le plus étonné parmi tant de mensonges, c’est quand ils ont dit que vous deviez prendre garde de vous laisser tromper par moi, parce que je suis habile à parler. […] Quoi qu’il en soit, je vous répète qu’ils n’ont rien dit ou presque rien qui soit vrai. Moi, au contraire, je vous dirai l’exacte vérité. » Voilà comment un homme de plus de soixante-dix ans, entame son éloge, son plaidoyer. Le voilà qui entonne sa défense. Et le voilà qui se prépare à faire son apologie. Oui ! Mais il ne le fera pas dans l’esprit de l’apologie de l’époque. Celle-ci servait plus à l’artifice de la rhétorique, à la flatterie ; on essayait d’émouvoir les juges, de les séduire. Alors que Socrate, s’en tenant aux faits, va en profiter pour réexpliquer ce qu’être philosophe veut dire…
Cet épisode de la vie de Socrate est décisif ! Car c’est celui de la fin d’un homme. L’histoire d’un amant de la vérité que la plèbe a assassiné.
C’est Mélétos qui, en 399, viendra déposer une plainte au greffe de l’archonte-roi contre un citoyen assez peu ordinaire : Socrate. A soixante-dix ans, cet homme, ce « gueux », ce « mendiant, ce quasi-clochard toujours prêt à battre la conversation avec les puissants, les honnêtes hommes, les sans-grades de la cité d’Athènes, est accusé de « corrompre les jeunes gens et de ne pas croire aux dieux auxquels croit la Cité et de leur substituer des divinités nouvelles ». Et le chef d’accusation n’est pas à prendre à la légère. Car, Socrate est célèbre dans l’Antiquité pour ses discours. Il a d’ailleurs la réputation d’être un philosophe qui intervient avec les armes les plus aiguisées, pour faire taire les discutailleurs les plus célèbres, lui qui s’est donné une mission, celle d’intervenir pour sauver les institutions fondamentales qui méritent d’être sauvées. C’est-à-dire sauver la justice contre la valorisation ambiante de l’injustice, sauver la loi contre la désobéissance, et plus fondamentalement, sauver le discours contre les discours trompeurs et antilogiques.
Mais il s’agit surtout pour Socrate de sauver le discours du naufrage du sens et des valeurs, c’est-à-dire de substituer auxlogoiqui se contredisent, leslogoiqui viennent se porter secours entre eux, afin de s’opposer aux sophistes et d’ainsi rendre possible un discours, unlogos, un message, et sauver un autrelogos, − ce qui lui coûtera évidemment le prix de sa propre vie, à son procès qui se tiendra bientôt. Voilà donc le premier rôle du philosophe. Le second rôle se trouve dans la célèbre affirmation socratique : « Je sais que je ne sais rien ». Amener ses interlocuteurs à prendre conscience de leur ignorance et de leurs non-savoirs. Lui, que la Pythie de Delphes a déclaré comme le plus sage des hommes, a depuis fait son enquête auprès de ses concitoyens ; politiciens, orateurs, poètes, techniciens croient ou prétendent tous posséder un savoir, mais en réalité, ils ne savent rien qui vaille. Corrompre les esprits, c’est donc les amener à examiner leurs savoirs, ou plutôt, l’étendu de leur ignorance ; c’est leur inspirer le sens du doute, de la remise en question. C’est les conduire à se poser la vraie question : Ti esti (qu’est-ce que ?) Et bien sûr, dans ces cas-là, la première à l’imiter est cette jeunesse cultivée.
Alors pourquoi ont-ils tué Socrate ? Lorsqu’on lit ce que Platon nous rapporte des paroles prononcées par son maître à son propre procès, on pourrait être étonnée du flegme qu’adopte le vieil homme, du peu de cas qu’il porte aux juges et au jury. Il n’a pas cessé, alors que son procès se déroule, de s’entretenir comme à l’ordinaire, avec ses disciples. Est-il sot ? Est-il inconscient ? En réalité, le procès qu’on lui intente est un faux procès, et Socrate veut démontrer à ses juges que sa mission, plus que politique ou pédagogique, est morale et philosophique. Notre ami a toujours visé la vérité. C’est donc par cette disponibilité à la vérité exclusivement, que son procès débutera, et c’est par elle également, qu’il s’achèvera. Rappelons le refus prompt que Socrate opposa en ce qui concerna la condamnation des généraux qui n'avaient pas recueilli les corps des naufragés à la bataille des Arginuses en 406 et en 404, sous la tyrannie des Trente. Sa critique ouverte des exécutions sommaires ordonnées par ces derniers, son refus de participer ne serait-ce qu’à une seule arrestation. C’est donc le courage de Socrate qu’il s’agit de souligner ! Un courage qui s'associe à une grande « maîtrise de soi » et ce, en toutes circonstances ! Jamais ivre, même après avoir beaucoup bu, Socrate ne s'emporte jamais, supporte avec flegme injures ou critiques, à la grande admiration d'Alcibiade, par exemple. Ses disciples louent cette attitude et ce caractère. Sa méthode d'enseignement qui est la philosophie, et la pratique de celle-ci n'étaient pas non plus de tout repos.
De fait, si on a tué Socrate, c’est parce qu’il dérangeait les puissants en instruisant les ignorants. Les esprits conservateurs ont vu d’un très mauvais œil cette novation sur le plan de la pensée ; aussi accusèrent-ils Socrate d’athéisme, de corrompre la jeunesse et de nier les vieilles valeurs morales, – probablement plus pour s'en débarrasser que pour faire surgir la vérité ! – soulignant combien Socrate constituait un réel danger pour l'ordre social.
Mais surtout, durant son procès, – qui se déroule en trois temps : Socrate discute le réquisitoire de ses accusateurs ; il fixe sa peine ; il montre aux juges qui l’ont condamné le tort qu’ils se sont fait à eux-mêmes – cet amant de la sagesse va dessiner la figure du philosophe. Or, que constate-t-on ? Que la philosophie n’est pas quelque chose de désincarnée. Qu’elle n’est pas un nuage d’idées, ou un jeu formel ; la philosophie a un visage, et ce visage est celui du philosophe. Socrate est ce visage. Il s’interroge ; il s’étonne devant le monde. Il interroge la justesse de ses savoirs. Il est cet homme qui se place entre l’idéal d’une connaissance vraie et l’ignorance. Aussi la philosophie prend-elle ainsi le visage de celui qui est parti à la recherche de l’absolu.
Et d’ailleurs, lorsqu’en 399, Socrate est accusé par Anytos et deux autres hommes d’être « coupable du crime de ne pas reconnaître les dieux reconnus par l'Etat et d'introduire des divinités nouvelles (…) de corrompre la jeunesse », en réalité on feint de ne point comprendre ce qu’être un philosophe veut dire. On ne retient pas ce que Pythagore, à la naissance de la philosophie, avait proposé comme définition, avant Socrate lui-même, définition que ce dernier ne reniera pas : le philosophe est l’amant de la vérité.
La formule est brillante. D’ailleurs, il faut préférer dire que le philosophe est un amant de la sagesse, plutôt qu’un ami du savoir. Parce que le philosophe est un être de désir ; sa recherche de l’idéal s’origine dans une recherche de la vie droite, de la vie mesurée ; c’est une tentative d’élévation, c’est une ascension vers le Bien, le Beau et le Vrai, autrement dit, vers ce qui est transcendant. Plus tard, dans Le Banquet de Platon, la recherche du Beau sera une recherche du Bien. D’ailleurs, n’est-ce pas avec le sentiment de la Beauté que commence la philosophie ? Car la Beauté se marie nécessairement avec l’Idée de Bien. En ce sens, pour le philosophe, la vérité du désir est un désir de vérité. De fait, cette recherche de la vérité se transforme en une aventure ; une aventure qui s’annonce sous les meilleures auspices : celle de la méthode, – qui signifie étymologiquement, précisons-le, « manière d’avancer ».
La philosophie se fait alors ce chemin existentiel interrogeant les multiples manières d’être-au-monde. Sans doute, nous faut-il désormais affirmer que la philosophie ne peut faire fi de l’expérience. Car pour être juste, on doit dire que le philosophe est amant de la sagesse quand il désire une vie mesurée ; pour cela, son attention et sa réflexion n’ont pour seul but qu’éclairer les multiples formes de l’expérience humaine. Car être philosophe demande de bien s’interroger sur ce qui nous est donné de vivre, c’est-à-dire l’expérience la plus simple : l’expérience sensible.
Après un procès retentissant, où Socrate refuse qu'on le défende, voulant s'en charger tout seul, il propose comme peine, pour sa conduite passée... d'être nourri au prytanée (honneur suprême !) pour le restant de ses jours. Cette proposition est prise comme une provocation, et il sera condamné à mort.
Socrate dit alors un dernier adieu à ses juges en les laissant sur cette formule ouverte : « Il est temps pour nous de nous quitter, moi pour mourir et vous pour vivre, et seul le dieu sait quel est le pire des châtiments ».
Puis, enfermé en prison, Socrate n'est cependant pas exécuté immédiatement. Il faut pour cela que le vaisseau qui part à Délos chaque année porter des offrandes à Apollon soit de retour pour qu’une exécution capitale puisse avoir lieu. Pendant les trente jours de son emprisonnement, Socrate s'entretient alors avec ses disciples qui lui proposent en vain un plan d'évasion.
Face à son vieil ami Criton qui le presse de s'évader, Socrate oppose un refus catégorique. Criton, en voulant le convaincre de fuir, se fait l'écho de l'opinion du plus grand nombre : « pourquoi mourir quand il est si facile de s'échapper ? » Mais Socrate choisit de mourir. Pourquoi ? Certes il est convaincu que sa condamnation est injuste. Mais lorsqu'il en discute avec ses amis, faisant intervenir les Lois de la cité dans la prosopopée, c’est une véritable profession de foi de civisme qu’il accomplit. Une profession de foi qui nous parle à nous, lecteurs d'aujourd'hui ! Comment rester insensibles aux affirmations de Socrate, à sa conception loyaliste de l'Etat, qui ne peut effectivement exister sans cette reconnaissance implicite du bien-fondé de ses institutions. Athènes à abrité et protégé Socrate. Il en a accepté les droits et les devoirs. Sa sentence est peut-être injuste. Mais ce n’est pas à Socrate de le dire. Car Socrate est citoyen d’Athènes. Il le restera jusque dans sa condamnation. Pas de traîtrise. Pas de désolidarisation du groupe dont il est membre à part entière. Platon fera de sa mort un événement qui ne cesse de nous faire réfléchir.
La mort de Socrate est pour nous très instructive. Socrate voulut-il mourir ? Souvent on recourt un peu facilement à cette solution, ne comprenant guère pourquoi il défia jusqu’au bout ses juges. En réalité, par cette dernière pirouette il nous a montré que l’expérience de la réflexion est un exercice spirituel dont le discernement devient à la fois belle vertu, bel exercice, belle action, et belle âme. Alors que tout le monde se rue sur le faux, le philosophe vise le Bien. Or, c’est par le Beau que le philosophe accède au Bien. Imaginez, si l’on aime une chose belle, alors on veut le Bien pour cette chose. Aussi, aimant le Beau, on aime consécutivement le Bien.
A partir de là, on peut également parler d’expérience métaphysique. Le philosophe ne vise pas seulement à interroger l’expérience. Il lui faut également interpréter son existence, et lui donner un sens. On touche alors au domaine de l’expérience métaphysique. C’est le domaine du transcendant, de ce qui dépasse l’humain : c’est l’Âme, le Monde, Dieu. Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, dans l’expérience métaphysique, l’interrogation importe plus que la réponse ; la réponse n’existant bien souvent pas.
On comprend à présent pourquoi ils ont tué Socrate. D’abord, parce que les bouleversements politiques et culturels qu’il provoqua ne furent pas entièrement compris tout de suite. Ensuite, parce que la méthode qu’il employa pour y parvenir fut très vite sujet à controverse – d’autant qu’à l’inverse des poètes ou des sophistes, ces messages n’ont pas un contenu de paroles belles, mais vraies ; se posant en contre les rhéteurs minables, les messages de Socrate ne privilégiaient pas la forme mais le fond. Mais surtout, s’ils ont tué Socrate, c’est parce que philosopher pour ce dernier correspondait à cet homme bon et beau (Kalos Kagatos) dont le discours ridiculise les faux-savants, et séduit, voire convertie la jeunesse. C’est parce qu’il nous a montré que l’enjeu de la vie philosophique, loin d’être toujours dans le ciel, à fuir le réel, comme le prétend les poètes, ou l’opinion populaire, est une véritable conversion de tout un chacun, à suivre la vertu. C’est parce qu’il nous a montré aussi que la vie philosophique est la vie vertueuse par excellence. C’est l’expression de ce nouvel eudémonisme qui a eu la peau de Socrate. On lui en a sûrement voulu de nous rappeler que c’est précisément la vertu qui amène au bonheur. Et qu’il n’y a rien d’autre.
(Paru dans Les Carnets de la philosophie, n°16, avril-mai-juin 2011)