Matthias Stom (ou Stomer, Amersfoort, c.1600-Sicile ?, après 1649),
Ecce homo, sans date.
Huile sur toile, 134,5 x 113 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.
Les deux Passions conservées de Johann Sebastian Bach sont des arbres immenses qui cachent une forêt d’une incroyable
richesse, non seulement parce qu’elles représentent un pôle d’attraction irrésistible pour des interprètes désireux d’ajouter leur nom à une liste regorgeant de signatures prestigieuses, mais
aussi en ce qu’elles constituent l’aune à laquelle toute œuvre relevant du même genre est impitoyablement mesurée, et généralement dépréciée. Pourtant, des chefs comme Charles Medlam, Philippe
Pierlot ou Martin Gester, en exhumant les Passions-oratorios respectivement de Johann Theile, de Johann Sebastiani ou d’un manuscrit anonyme conservé à Uppsala, ont démontré qu’un nombre
important de partitions captivantes attendait résurrection. Le disque consacré par Michael Alexander Willens, à la tête de cinq solistes et de sa Kölner Akademie, à la Passion-oratorio
selon Saint Matthieu de l’obscur Johann Valentin Meder, courageusement publié par Raumklang, en apporte une nouvelle preuve.
S’il n’avait côtoyé Buxtehude en 1674, il est fort probable que le nom de Johann Valentin Meder serait encore plus obscur
qu’il l’est aujourd’hui. Baptisé à Wasungen, en Thuringe, en mai 1649, issu d’une famille de musiciens, il fait des études de théologie à Leipzig puis à Iena, mais se tourne rapidement vers une
carrière de chanteur et d’organiste qui va le conduire, outre à Gotha et Copenhague, dans différentes cités hanséatiques telles Brême, Hambourg, Lübeck, où Buxtehude note qu’il « fait de
la musique avec nous à notre tribune d’orgue au jour de la fête de la Visitation de Marie » et lui dédie un canon (BuxWV 123) dont la complexité montre que Meder devait déjà posséder une
solide science musicale, puis Reval (l’actuelle Tallinn) où il exerce les fonctions de Cantor de 1674 à 1683, avant de succéder, en 1687, à Balthasar Erben (1626-1686) en qualité de maître de
chapelle de la Marienkirche de Danzig (aujourd’hui Gdańsk). Dans cette dernière ville, il tâte également de l’opéra, produisant Nero, premier ouvrage lyrique à y être représenté en
1695, puis Die wiederverehligte Coelia en 1698 qui lui vaut les foudres des autorités locales et la perte de son poste. En 1700, il en obtient néanmoins un similaire à Riga, qu’il
conserve jusqu’à sa mort, en juillet 1719.
Si une grande partie de sa production est perdue, ce qui en subsiste permet d’accorder foi aux dires de Johann
Mattheson, qui prétend que Meder connaissait la musique italienne, en particulier celle de Carissimi et de Cesti. Ceci n’a rien d’étonnant lorsque l’on sait à quel point, dès le milieu du
XVIe siècle, les nouveautés expérimentées par les musiciens ultramontains étaient diffusées en Allemagne, particulièrement dans le Nord où les
réseaux commerciaux de la Hanse avaient favorisé leur propagation, avant que les compositions d’Heinrich Schütz puis de ses élèves leur assurent un rayonnement plus intense encore dans de
nombreuses provinces du pays. Meder, sans doute familiarisé avec ces innovations lors de son apprentissage, ne manqua sans doute pas de les approfondir au contact de Buxtehude qui les avait
parfaitement intégrées. Sa Passion-oratorio selon Saint Matthieu, probablement composée à Riga en 1701, se situe à la fois dans le droit fil d’un genre né vers 1630-1640 et illustré,
entre autres, par Selle (1641-42), Sebastiani (1672) ou Theile (1673), les trois Passions de Schütz (1665-66), strictement vocales, représentant, elles, l’achèvement de la tradition
renaissante, ne serait-ce que par sa tonalité dominante de fa majeur, par l’utilisation de mélodies de choral pour structurer les airs ou du violon pour souligner les interventions du Christ
(un procédé également repris par Bach), tout en s’en démarquant par une foule de détails. Meder introduit, en effet, de nouvelles couleurs instrumentales en abandonnant les habituelles violes
de gambe et en employant des hautbois et des flûtes à bec, ce qui a pour effet immédiat d’éclaircir les textures, mais surtout il met à profit son expérience de compositeur d’opéras et de
chanteur pour caractériser plus nettement les Sinfonias qui émaillent le texte (on trouve même un Sommeil – Somnus discipulorum – comme dans la tragédie lyrique française),
introduire des passages plus virtuoses dans la partie de l’Évangéliste ou dans les airs et ariosos, qui font preuve, si on les compare aux Passions-oratorios antérieures, d’une fluidité
mélodique et d’une séduction immédiate accrues. Meder se détache, peut-être plus clairement que ses prédécesseurs, d’une esthétique essentiellement fondée sur la contemplation pour faire porter
son effort principal sur une dramatisation accrue et une approche plus affective des épisodes de la Passion du Christ, développant ainsi une manière qui contient en germe les développements à
venir au XVIIIe siècle, lesquels conduiront à une dimension sensible de plus en plus exacerbée, comme on peut l’observer dans les œuvres de
Telemann, Bach ou Graun.
L’interprétation de la Passion-oratorio selon Saint Matthieu que livre la petite équipe, composée de cinq chanteurs
et sept instrumentistes, réunie par Michael Willens est magistrale. Mus par la conviction d’être en présence d’une partition historiquement importante ou, plus simplement, par le plaisir de
servir une musique ouvragée avec un indéniable talent, les interprètes délivrent une prestation brillante où la fougue se conjugue avec une mise en place parfaitement millimétrée qui ne
laisse rien ignorer des intentions de Meder. Les chanteurs sont excellents, avec une mention particulière pour l’Évangéliste parfait de style et d’implication de Gerd Türk,
et insufflent à leurs rôles (chacun en endossant plusieurs) comme aux chœurs, interprétés à une voix par partie, la caractérisation qui convient sans jamais jouer une surenchère
déplacée ; tout est ici à la fois expressif et retenu, avec un soin remarquable apporté à la lisibilité du texte, élément central, on ne le rappellera jamais assez, de la liturgie
luthérienne. La sensibilité déployée tout au long des 76 numéros qui composent l’œuvre permet à sa rhétorique musicale d’être réellement agissante et aux affects véhiculés par le drame sacré
de toucher profondément l’auditeur. Les instrumentistes de la Kölner Akademie (photo ci-dessus) participent pleinement, eux aussi, à la réussite de cette réalisation, par la souplesse et la
vivacité de leur jeu, la variété des couleurs qu’ils proposent (magnifiques hautbois et flûtes à bec), la subtilité et l’efficacité avec lesquelles ils réalisent le continuo qui offre au
discours une assise solide tout en assurant son avancée. Toutes ces qualités seraient vaines sans le travail de Michael Willens, qui galvanise ses troupes grâce à une direction conjuguant un
bel allant, un sens aigu des contrastes et une attention de tous les instants aux moindres détails de la partition, scrutés avec minutie sans que jamais la dynamique globale de l’œuvre,
portée de la première à la dernière note par une tension dramatique que n’interrompt aucun temps mort, en souffre pour autant. Cet équilibre entre la théâtralisation exigée par l’écriture et
le recueillement inhérent au sujet, maintenu de bout en bout, signe une lecture superbement aboutie, jamais univoque ou lassante, toujours fervente et d’une grande intelligence.
Je vous recommande donc tout particulièrement cette très belle Passion-oratorio selon Saint Matthieu qui, à mes yeux,
s’impose comme un jalon incontournable dans la connaissance de ce genre avant les Passions de Bach, dont elle contribue à frayer le chemin. Puissent d’autres éditeurs avoir autant de
courage que Raumklang et confier à la Kölner Akademie et à Michael Willens de nouveaux projets aussi passionnants que celui-ci, car il est, à mes yeux, évident qu’ils possèdent toutes les
qualités requises pour les faire revivre et les offrir à l’auditeur d’aujourd’hui dans les meilleures conditions possibles.
Johann Valentin Meder (1649-1719), Passion-oratorio selon Saint Matthieu
Nicki Kennedy, soprano I. Hannah Morrison, soprano II. Dorothee Merkel, alto. Gerd Türk, ténor. Christian Hilz,
basse.
Die Kölner Akademie
Michael Alexander Willens, direction
1 CD [durée totale : 74’58”] Raumklang RK 2506. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Nos 17 à 20 : Jésus aux Mont des Oliviers
Récitatif « Und da sie den Lobgesang » – Sinfonia – Récitatif « Und nahm zu sich
Petrus » – Sinfonia (Somnus discipulorum)
2. Nos 48 à 51 : Couronnement d’épines et dérision de Jésus
Récitatif « Da gab er ihnen Barrabam los » – Sinfonia/Aria « Ach mein
Jesu » (soprano) – Récitatif « Da nahmen die Kriegsknechte » – Chœur « Gegrüßet seist du »
3. N° 72 :
Sinfonia/Aria « O Traurigkeit, o Herzeleid ! » (soprano, ténor, basse)
Illustration complémentaire :
Wilhelm Barth (Magdebourg, 1779-Rheinsberg, 1852), Vue de Riga, 1810. Gouache sur papier, 62,5 x 81,5 cm,
Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage.