Elias Lönnrot, un médecin du XIXème siècle, féru de folklore, se battit probablement plus que n'importe qui pour sauver la richesse des "littératures orales". Il effectua des dizaines d'expéditions à travers l'Estonie, la Laponie et la Carélie pour y chercher des "runes" - des poèmes anciens chantés, typiques de ces endroits.
Puis il rassembla des milliers de vers pour former un seul recueil de poésies, qu'il fit publier le 28 février 1835. Cette date est aujourd'hui fêtée en Finlande comme "le jour du Kalevala", l'anniversaire de la culture finlandaise. Les mythes que Lönnrot sauva de l'oubli évoquaient un passé où les dieux et les esprits invisibles régissaient la vie des hommes. Ces histoires parlaient de la création, révélaient des légendes sur la lumière et sur l'obscurité, sur la fertilité et la mort, et se composaient de descriptions détaillées concernant les animaux, les plantes et les saisons de cette région.
L'oeuvre de Lönrrot poussa les peuples finlandais à établir leur propre nation et à élever le finnois au rang de langue nationale. Pour donner une petite idée de ces vers et de leur puissance, voici les premières lignes du Kalevala en français :
Voici qu'un désir me saisit,
L'idée m'est venue à l'esprit,
De commencer à réciter,
De moduler des mots sacrés,
De chanter la légende d'un peuple,
Et les ballades d'une nation ;
Les mots se fondent dans ma bouche,
Les paroles lentement tombent,
elles s'envolent de ma langue,
Se faufilent entre mes dents...
Ces lignes sont extraites du livre de Daniel Tammet, Embrasser le ciel immense. Elles disent qu'une nation est sortie d'un recueil de poèmes.
Récemment, à l'Opéra de Milan, les spectateurs ont fait renaître l'Italie en chantant le choeur des esclaves sous la baguette de Ricardo Muti (lire l'article d'Altermonde).
La Marseillaise n'est pas chantée non plus qu'aux matchs de foot.
Israël c'est aussi l'histoire de la renaissance de l'hébreu comme langue véhiculaire.
Les nations sont oeuvre d'histoire mais aussi de culture - de nombreux crétins pensent disqualifier la France en martelant qu'il s'agit d'une oeuvre humaine, contingente. Quels cons ! Comme si l'Union européenne n'était pas aussi un artefact, à la seule différence que c'est un artefact rejeté par ses futurs citoyens.
Le problème de l'Europe telle qu'elle se construit, outre que personne n'en veut, c'est qu'elle ne repose sur rien de commun. Bien sûr, nous partageons des histoires, bien sûr il existe des traits partagés entre nations et états européens. Mais pas au point de partager une langue, ou de chanter en commun à l'Opéra de rome ou d'ailleurs - de façon significative, la neuvième symphonie comme hymne européen est une version sans parole (et d'ailleurs jouée à la manière d'une - mauvaise - fanfare de village).
Je sais bien entendu les excès du nationalisme.
Pour qu'il y ait démocratie, il faut un débat. Pour qu'il y ait débat il faut une enceinte. Sans enceinte, même partielle et limitée, franchissable bien entendu, poreuse certainement, pas de démocratie.
Je crois aussi que la démocratie fait nécessairement des perdants et des vainqueurs. Et que pour accepter de figurer parmi les perdants, il faut reconnaître une certaine légitimité aux vainqueurs. Que le jeu se déroule dans un cadre commun accepté.
Il n'y a pas d'affectio societatis européenne ; pas d'enceinte démocratique non plus puisque l'Union se veut un univers en constante expansion -et que les partisans même de l'Union reconnaissent son déficit démocratique depuis 1957.
Il n'y aura pas de démocratie européenne. Nous n'aurons qu'une dictature sans cesse plus dure, jusqu'à la rupture.
A l'inverse, et pour donner un tour plus positif à ce billet, je serais très favorable à ce que la citoyenneté française fût attribuée plus largement sur des critères de maîtrise du français. Que les meilleurs élèves étrangers des lycées français, partout dans le monde, se voient proposer la nationalité française par exemple. Il ne s'agit pas de rejeter l'Union européenne parce que l'ouverture serait néfaste. Il s'agit simplement de constater qu'un projet qui n'a pas de sens, qui n'a pas su gagner/créer ses citoyens, ne peut que s'effondrer. Autant en organiser la fin plutôt que d'en subir le lent délitement.