« Le Survenant », ce grand « fend-le-vent » est l’incarnation de ce type de québécois prenant sa vie en main. Il nous oblige à la confiance en soi, à nous savoir capable de nous bâtir sans avoir recours obligatoirement aux autres.
De grands romans, une plume de brocard, une vision du monde et des lettres uniques, que dire de Germaine Guèvremont sans verser dans la critique mille fois remâchée et complaisante ? En effet, de nos jours, il peut être un peu (beaucoup) folklorique d’imaginer les gens parlant quotidiennement ces mots du terroir, illustrant à pleines pages ses romans. Toutefois, il est intéressant de se remettre dans le contexte, pour saisir la musicalité de tous ces régionalismes, avec un style métaphorique, duquel se dégage la beauté tranquille d’une langue agreste, comme ces images provinciales de maisons basses, comme agenouillées dans le soleil couchant de la bonne terre de chez nous. Ah que l’on revient de loin ! En effet, à cette époque, l’emprise religieuse teintait toutes choses au Québec, alors que Germaine Guèvremont écrivait son premier livre, ce célèbre roman : « Le Survenant ». En effet, celui-ci, le héros, fait son entrée d’une manière dramatique : « un soir d’automne, au Chenal du Moine, comme les Beauchemin s’apprêtaient à souper, des coups à la porte les firent redresser. C’était un étranger de bonne taille, jeune d’âge, paqueton au dos, qui demandait à manger. » Dans ces coins de campagne, l’existence stagne un peu, l’action et le développement des évènements est toujours sur des terrains connus, chacun connaît le caractère de chaque voisin, tous regardent le même paysage, ont les mêmes réactions ; le Survenant, s’introduit soudain, comme un corps étranger dans un organisme sain. Qui est le Survenant? En quoi son influence sera-t’elle extraordinaire ?
C’est le secret, l’intrigue, du roman.
Personne ne le découvrira avec certitude, car tout tourne autour d’un mot, au détour d’une phrase, avec une sensibilité forte, quelque chose qui dépasse même les mots, je ne saurais dire exactement, tout ce que je sais c’est que Germaine Guèvremont fut inspirée d’une manière rare, pour un premier roman. Une telle source d’inspiration et un tel talent ne peut laisser indifférent, cela va au-delà du verbe, de l’art dramatique, d’un réalisme ou d’une langue savoureuse. Il se passe quelque chose d’un autre ordre, une grâce, une puissance qui se dessine dans le fil que l’on ne perd pas : l’histoire est forte, tout simplement. « Au commencement était le verbe »? Et bien non… ici, au commencement était l’émotion.
Née en 1893, Germaine Guèvremont – de son vrai nom Germaine Grignon -, est native de Saint-Jérôme, dans le comté de Terrebonne. Elle meurt en 1968.
Elle fut honorée de plusieurs prix littéraires glorieux, et connut la célébrité. Toutefois, cette femme du terroir fut jugée sévèrement, notamment lorsqu’elle fut invitée à siéger à l’Académie Canadienne-Française – équivalent de l’Académie Goncourt -, on lui reprocha alors de n’avoir pas l’allure approprié, en bonne paysanne qu’elle est, pour se complaire dans ce lieu imposant de grands littéraires où dîners en ville côtoient l’habit de soirée, et la belle langue étudiée. L’histoire dit-elle combien elle en fut blessée ? Qu’importe, puisque l’on s’extasia abondamment sur le fait qu’elle a fondé une famille de cinq enfants, a fait la cuisine et balayer le plancher, en plus de « plancher » sur ses romans. Ah oui nous revenons de loin avec cette image indécrottable de porteurs d’eau. En fait, la langue de Germaine Guèvremont ne s’apprend pas dans les livres. C’est une source vive. La question de la langue parlée – la langue vivante , et de la langue écrite, au théâtre, à la radio, à la télévision, et dans la vie, voilà qui alimentait bien des débats en France et au Québec -il est intéressant de noter que c’est toujours le cas de nos jours-, et Germaine Guèvremont, plus que tout autre, n’avaient pas le droit de fausser la vérité de cette langue vraie, sous prétexte de purisme et d’élégance. Jusqu’à quel point fut-elle prisonnière de sa plume, de son style, et de ses personnages ? Quoi qu’il en soit, elle en fit sa signature, avec «Le Survenant » et « Marie-Didace », de façon passionnée, car la littérature, selon elle, n’a pas le droit de fausser la réalité. La langue naturelle est toujours la plus belle langue française, qu’importent tous ces canadianismes plus ou moins corrects ; pas de lyrisme ici donc, mais un style solide, direct, presque épuré ; ce qui n’enlève rien à la poésie, car Germaine Guèvremont en possède l’essentiel, notamment avec ce roman de la vieille paroisse canadienne : « Le Survenant ». Ainsi, avec ce don de savoir recréer toute une ambiance, de dessiner la trame narrative d’un trait net, elle fait sourire au détour de chaque ligne. Elle a toujours une source amusée, qu’elle joint au récit des évènements de la vie quotidienne de ses personnages, qu’elle évoque toujours avec un humour de bon aloi.
Toutefois, les plus grandes émotions de la vie ne se disent pas avec des mots. Et c’est là, je pense, que se révèle son génie, à savoir faire parler les silences. Un écrivain qui réussit cela possède le talent qui fait soulever les montagnes. Et précisément, Germaine Guèvremont le fait de brillante façon, en laissant le lecteur tout à fait libre de deviner, au détour des mots, ce qui étreint le cœur de chacun des personnages.
Les romans de Germaine Guèvremont ont été adaptés à la radio, et ensuite à la télévision. Ainsi, des milliers de foyers ont été marqués par « Le Survenant » , « Marie-Didace », et « les Belles Histoires des Pays d’en Haut ». Le radio roman « Le Survenant » est diffusé de 1952 à 1955 ; il devient ensuite un téléroman, de 1954 à 1960. Finalement, un film est réalisé en 1957.
Est-ce parce que j’habite une rue de Montréal exceptionnelle, assoupie de neige en hiver et rafraîchie de verdure et de l’air de la montagne en été, que les romans de Germaine Guèvremont parlent ainsi à mon être tout entier, et de manière si subtile ? Quoi qu’il en soit, je pense souvent à Germaine Guèvremont, à son sourire énigmatique, et à ses personnages, passionnés, hauts de stature et de couleurs. Pourtant, est-ce une sorte de dépit qui se devine derrière les yeux tristes de cette auteure extraordinaire ? Certes, les occupations harassantes causées par l’adaptation du « Survenant » à la télévision, aura sans doute demandé un surcroît de travail, afin de ne pas laisser son œuvre littéraire en plan. En effet, en 1954, « continuer d’écrire » est pour cette femme, un défi, tant l’impact du « Survenant » à la radio, puis à la télévision, est important. À la radio, Germaine Guèvremont fut insatisfaite, et cela en dépit d’une excellente interprétation et réalisation. C’est que le roman radiophonique possède ses propres lois, lesquelles, à la longue, imposent à un auteur d’exhiber les petits à côté de la vie, tandis que le roman laisse libre de faire un choix. La télévision exige moins de concessions de la part de l’auteur, alors qu’à la radio, pour suppléer à la présence réelle, le scripteur doit exagérer certains effets. La télévision permet à l’auteur de demeurer fidèle à ses personnages. Toutefois, la radio, il est vrai, a contribué, et beaucoup, à propager l’œuvre de Germaine Guèvremont, laquelle connut une éclatante célébrité.
Le 2 novembre 1954, à 20heures 30, débute donc la première émission télévisée du « Survenant ». Après son premier essai raté à « Théâtre d’été », la déception jongle encore avec la crainte, mais l’auteure a su tirer profit de cette expérience. Ainsi, Germaine Guèvremont écrit elle-même l’adaptation à la télévision du « Survenant », et travaille en étroite collaboration avec un réalisateur débutant, mais très compétent, Maurice Leroux, lequel arrive des meilleures écoles de cinéastes d’Europe. Les décors sont signés par Jacques Pelletier, et le choix des interprètes va bon train. En effet, l’inoubliable Jean Coutu reprendra à la télévision le rôle du « Survenant », qu’il a interprété avec tant de bonheur à la radio. C’est donc avec enthousiasme que Germaine Guèvremont accède à la télévision, suite logique de la radio pour elle, tant il lui semble que l’image rapprochera encore davantage ses personnages du grand public. Toutefois, elle est bien consciente que « Le Survenant » de la télévision ne sera pas exactement son « Survenant », car chaque émission télévisée doit être un tout, afin de permettre à l’auditeur nouveau de s’y retrouver sans peine. Le défi est donc de faire du « Survenant » le pivot de chacune de ses émissions et de suivre, du moins dans les grandes lignes, l’œuvre initiale.
Et l’histoire démontre bien que l’auditoire ne sera pas déçu, tant « Le Survenant » conserve, à la télévision, toute sa poésie, et tout l’art de son personnage, côté littéraire. Les dernières pages du beau roman télévisé « Le Survenant » furent tournées définitivement, le 23 juin 1960, après que son auteure, Germaine Guèvremont, incomparable écrivain, reçoive un doctorat ès lettres « honoris causa », de l’Université d’Ottawa et l’Université Laval. Pour l’été, Radio-Canada offre à l’auteure de participer aux romans radiophoniques « Trio », qui remplacera « Quatuor », au cours de la prochaine saison. Toutefois, celle-ci préfère décliner cette invitation, afin de se reposer quelque temps. Il est possible, malgré tout, qu’elle écrive un « télé-théâtre », mais sans hâte et sans précipitation, sachant qu’elle dispose du temps nécessaire devant elle. Ce serait aussi là une belle occasion de voyager, prendre l’air, et le large, et bien non, l’auteure n’est intéressée, de son propre aveu, qu’à son Chenail du Moine. Une de ses filles se mariera l’été prochain, et une autre,( avec son petit-fils), viendront passer l’été avec elle, au fameux Chenail du Moine. Cet endroit est, pour l’auteure, son havre de paix. Elle y habite une maison, en forme de lune, très jolie, avec une porte sans clé, perpétuellement ouverte à tous, et ses enfants y débarquent ainsi, sans crier gare, préparés à s’accommoder « de la fortune du pot ». Elle ne veut pas y installer le téléphone, pour y être plus tranquille, mais révisera rapidement sa position, tant traverser deux à trois fois par jour, à la chaloupe, le chenail, pour aller prendre ses messages téléphoniques au restaurant, qui ne valent pas, souvent, ce dérangement.
Plus tard, elle commencera à écrire un nouveau livre, dont un passage a été confié, pour son Cahier de l’Académie, à ce très sévère critique de l’époque : Victor Barbeau. Des commentaires élogieux ont accompagné cette parution.
Bref, Les « Belles Histoires des pays d’en haut » et « Marie Didace », sont, avec «Le Survenant », le conservatoire d’images rurales et villageoises qui recréent un passé québécois lointain, avec précision et fidélité, et par conséquent pittoresque, avec une autre temporalité sous-jacente, un passé qui est presque un présent, avec son évocation implacable des dures années de crise. Toutefois, le générique des « Belles Histoires des pays d’en Haut », conserve la douce tranquillité des paysages de fin d’été, bercés par un bel andante de Vivaldi. Pourquoi faut-il alors qu’un message commercial agressif vienne tapageusement briser le charme si reposant de « Marie-Didace » ? C’était le commentaire récurrent du téléspectateur de l’époque, qui avait bien du mal à établir un lien entre « l’explosion hystérique » du « commercial », et les images, généralement paisibles, du Chenal du Moine. En effet, se remettre ensuite dans l’atmosphère, pour bien se convaincre que l’on est, par exemple, au presbytère de Ste-Anne-de-Sorel, chez le bon curé provençal, ou bien dans l’intérieur suranné et désuet de Mélodie, où le phonographe invite doucement à rêver, en écoutant la voix inimitable de Lucienne Boyer. Cet effort qu’il faut déployer, donc, va à l’inverse de la philosophie des « Belles Histoires des Pays d’en Haut », où chaque personnage est si bien typé, et depuis si longtemps, que le temps de deux années n’y change pas grand-chose. Plusieurs nouveaux personnages sont donc apparus, tout à coup, permettant de donner du ressort, pour faire redémarrer l’action plus aisément, dans des tableaux pleins de vitalités, des oppositions de personnages et des images éloquentes. C’est qu’il faut dire aussi que la difficulté de s’abstraire à la réalité audio du roman radiophonique est aussi éprouvante que de s’habituer aux messages publicitaires, pour bon nombre de spectateurs.
Bref, il pourrait être tentant de conclure qu’il est dommage que les exigences presque surhumaines de la radio, et dans son continuum, de la télévision, aient empêché Germaine Guèvremont de produire une œuvre littéraire plus volumineuse. En lisant des œuvres de cette trempe, comment, en effet, ne pas se rendre compte que la littérature québécoise est bel et bien habituée par des textes de haute qualité ? Bien qu’il n’y en ait pas de très grandes quantités, il reste qu’ils représentent un aspect important de la littérature québécoise et canadienne. À défaut d’avoir eu une influence réelle sur le milieu, ils inspirent réellement la lecture et nous réconcilient avec nous-mêmes, en obligeant un regard sur soi (et sur le monde) véritable. « Le Survenant », ce grand « fend-le-vent » est l’incarnation de ce type de québécois prenant sa vie en main. Il nous oblige à la confiance en soi, à nous savoir capable de nous bâtir sans avoir recours obligatoirement aux autres. Évidemment, les gens du Chenail du Moine n’ont pas compris la signification de ses gestes, de sa vie, et l’ont finalement à peine connu, tant ils sont demeurés à l’étroit, mais bien confortables, dans le cœur de leurs peurs séculaires. Heureusement, de plus en plus de gens, gardant en mémoire « Le Survenant », conservent toute la vitalité et l’inspiration de ce personnage. Et si « Le Survenant » revenait au Chenal-du Moine, ou ailleurs, je suis presque certaine qu’il ne repartirait pas sans laisser d’adresse.______________