La route de McCarthy
***
Dans une interview accordée en 1992 au New York Times, Cormac McCarthyavait avoué son manque de goût pour les auteurs trop peu soucieux de traiter de questions de vie ou de mort (Proust et Henry James tombaient dans cette catégorie). Il faut accorder à l’Américain le mérite de la constance. Son dernier roman raconte le voyage vers des climats plus cléments d’un père et de son fils poursuivis par la faim et l’angoisse à travers les ruines d’un monde dévasté par une apocalypse qui ne sera jamais décrite. L’homme s’efforce de ne pas se retourner vers ce qu’il a abandonné et son périple est une fuite en avant pour ne pas avoir à affronter le choix qui s’impose à lui à mesure que ses forces diminuent : abandonner son fils à un sort pire que la mort ou bien le tuer de ses propres mains. « Il disait que les rêves qui convenaient à un homme en péril sont des rêves de danger et que tout le reste n’est qu’une invite à la langueur et à la mort. » Malgré cette résolution, il revoit chaque nuit tout ce qui a compté et qui a disparu pour retrouver à son réveil d’autres cendres qui ont recouvert le sol et obscurci le ciel. L’enfant, lui, n’a pas de souvenir. Il est né après la catastrophe, et tente de trouver une morale qui n’a aucune de chance de renaître dans un monde anomique.
Puisque ce ne sont pas des survivants qui s’avancent, mais des condamnés bénéficiant d’un absurde sursis, McCarthy ne cherche pas à écrire un récit de science-fiction ni à livrer une glaçante réflexion sur la folie des hommes. Il n’y a plus ici de Dieu, de justice ou de morale auxquels se raccrocher, pas d’espoir et pas de salut. Il ne s’agit pas non plus de se surpasser dans la noirceur, mais d’une tentative pour dépouiller son histoire de tout autre enjeu que la vie et la mort, de décrire les gestes d’un père qui veille sur son fils dans un monde sans avenir. Traiter un tel sujet sans tomber dans le pathos semble a priori relever de la gageure. Mais à l’auteur du Méridien de sang, rien d’impossible, pas même de concéder si peu à l’émotion, de refuser tout effet sans renoncer au style. Les dialogues sont d’autant plus rares qu’ils sont précieux, chargés de questions dont l’importance appelle des promesses qui ne pourront jamais être tenues. Les paysages qui se déroulent au rythme de la progression laborieuse des personnages font l’objet de descriptions dans une langue épurée par la richesse et la précision du vocabulaire qui tendent à faire partager le sentiment de désolation qui accable un père maudit d’avoir si peu à offrir à son enfant plutôt qu’à imposer une vision spectaculaire.
Des violences à la hauteur du désastre, McCarthy ne nous montrera que ce que le premier n’arrive pas à cacher au second, et ses regrets d’avoir dû se résoudre à concéder encore quelque chose aux circonstances. La consolation ne viendra pas, ni de l’intuition que l’histoire du monde ait pu connaître plus de châtiments que de crimes, ni de tentatives vaines pour combler le fossé désespérant entre deux êtres qui n’ont pas de passé en commun et aucun avenir.
Sébastien Banse
La Route, Cormac McCarthy. Éditions de l’Olivier, 2007, 245 pages, 21 euros