Lasse de subir les violences de Kemal, l’homme à qui elle a été unie par un mariage arrangé, Umay décide de prendre la fuite. Elle quitte la Turquie pour l’Allemagne, emmenant avec elle Cem, son fils de quatre ans.
Elle retourne chez ses parents, qu’elle n’a pas vus depuis longtemps, et est d’abord accueillie chaleureusement. Mais dès qu’elle annonce qu’elle n’a pas l’intention de retourner auprès de son mari, les choses changent.
Dans la communauté turque musulmane – ou du moins, dans une certaine partie de cette communauté, ne généralisons pas… - si une femme quitte le domicile conjugal, elle est considérée comme fautive et sa famille doit en subir le déshonneur.
Les parents d’Umay se retrouvent partagés entre l’affection qu’ils éprouvent pour leur fille aînée et le poids de la communauté et de ses traditions ancestrales… Ils essaient de raisonner la jeune femme, en lui expliquant qu’elle doit se sacrifier pour le bien de son enfant. Sa place est auprès de son mari, à qui elle “appartient”, comme le lui explique son père… Umay, évidemment, ne l’entend pas de cette oreille. Elle est une femme moderne et entend défendre farouchement son indépendance, son droit à la liberté, à l’éducation, au travail. Elle ne repartira pas en Turquie…
Ses proches insistent alors pour qu’elle rende Cem à Kemal. Pour eux, c’est le père qui a tous les droits sur l’enfant (2). Lui aussi lui “appartient”… Et de toute façon, Cem sera considéré comme un bâtard s’il reste seul avec sa mère… C’est pour son bien… Umay refuse catégoriquement.
Quand elle comprend que son frère aîné, un type aussi violent et obtus que son ex-mari, a décidé de régler les choses par la contrainte, elle prend de nouveau la fuite. Au risque de couper les ponts définitivement avec les siens…
Premier long-métrage de l’autrichienne Feo Aladag, L’Etrangère est un film fort, poignant et douloureux sur la condition de la femme au sein d’une communauté turque musulmane régie par des règles morales et sociales héritées d’une longue tradition patriarcale. Dans ce microcosme, le sexe masculin est dominant et la femme n’a pas vraiment voix au chapitre, devant se cantonner au rang de “simple” mère de famille et d’épouse soumise.
Tout le début du film, décrivant le quotidien d’Umay auprès de son époux, fait froid dans le dos. La jeune femme doit rester silencieuse, tout comme son enfant. Au moindre écart de conduite, le Kemal n’hésite pas à utiliser la violence – verbale puis physique. Et chaque soir, il traite son épouse comme un objet, la besognant pour qu’elle lui donne un nouvel enfant. Et peu importe si elle en désire un ou non…
Mais Umay est une femme moderne. Elle a eu la chance d’être élevée en Allemagne, dans une grande ville, de pouvoir y suivre des études et d’e rencontrer des filles d’autres cultures et religion que la sienne, avant d’être mariée de force à cet homme qu’elle n’a jamais aimé.
Elle refuse cette destinée que ses proches ont choisi pour elle. Elle désire être libre, indépendante, reprendre ses études interrompues trop tôt, obtenir un diplôme et travailler pour gagner sa vie. C’est son choix de vie et son droit le plus élémentaire en tant qu’être humain. Elle est prête à affronter le mépris des autres, voire le mépris de sa propre famille pour défendre sa juste cause.
Son combat contre l’obscurantisme va au-delà de son cas personnel. Elle représente des milliers de femmes dont les droits sont bafoués, reniés, piétinés, des femmes qui souffrent souvent en silence, car isolées, dans l’incapacité de dénoncer les traitements qu’elles subissent.
La démarche d’Umay est courageuse. Celle de Feo Aladag l’est tout autant.
Un tel sujet n’était pas sans risque, surtout pour un premier film. Il aurait été facile de sombrer dans le mélodrame misérabiliste, dans l’opposition manichéenne de la jeune femme moderne, douce et aimante et de sa communauté rétrograde, intolérante et violente, dans la stigmatisation d’une religion et d’une culture.
Pourtant, la jeune réalisatrice réussit brillamment à éviter tous ces écueils.
Déjà par une mise en scène sobre et intimiste, qui prend le temps de développer les liens unissant les personnages plutôt que de multiplier les scènes tire-larmes, et qui maintient une distance pudique avec ses protagonistes.
Ensuite par une volonté farouche d’éviter toute polémique. Certes, la cinéaste cherche à alerter l’opinion sur un problème qui a conduit à de nombreux faits divers tragiques, comme celui qui a inspiré le film (3), mais elle se garde bien de généraliser le phénomène à l’ensemble de la communauté turque musulmane. Dans une note d’intention, elle précise : ”Les quelques 2,7 millions d’immigrés d’origine turque vivant en Allemagne forment une communauté tout aussi plurielle que la plupart des allemands. On ne peut en aucun cas les mettre tous dans le même sac. Fort heureusement, la majorité des immigrés d’origine turque n’est pas concernée par les problèmes qu’aborde le film. (…) Les crimes d’honneur, dans cette communauté, restent une exception, et la pire catastrophe qui soit.”
Feo Aladag cherche à provoquer la réflexion sur l’engrenage de la violence et l’absurdité de ces crimes d’honneur. Pour cela, il lui est impératif d’éviter une opposition naïve des deux modes de pensée. Elle refuse de juger ses personnages et cherche à montrer leur complexité et leur humanité, avec ce que cela suppose d’ambiguïté et de faiblesses.
Les parents d’Umay ne sont pas des monstres, ni même des fanatiques religieux. Juste des êtres soudain écartelés entre leur amour pour leur fille et la pression de la communauté, des regards méprisants posés sur eux, des ragots dévastateurs…
La mère d’Umay, qui a tout sacrifié pour le bien-être de ses enfants, ne peut pas cautionner sa conduite, mais ses regards indiquent qu’elle comprend sa fille, qu’elle l’approuve, même… On sent le même trouble chez sa jeune soeur, qui a pourtant accepté, elle, l’idée de son mariage arrangé, parce qu’elle est vraiment amoureuse de son futur époux (ou par commodité?).
Du côté des hommes, c’est le même désarroi. Le patriarche semble ne pas savoir quelle attitude adopter. On sent de l’amour dans les regards qu’il porte sur Umay, mais il est prisonnier du carcan des traditions. Il a été élevé selon certains code moraux et sociaux, et ne peut pas en dévier, sous peine d’attirer un déshonneur encore plus grand sur sa famille. En dernier recours, il ira chercher conseil auprès de son propre père. Un conseil lourd de conséquences…
Le plus jeune frère, Acar, est celui qui comprend le mieux Umay, mais il est trop jeune pour la protéger contre ses aînés, et il ressent lui aussi la pression communautaire, comme un rouleau compresseur…
L’aîné, Mehmet, est en revanche le plus hostile. Son père vieillissant, il tente de s’imposer comme le nouveau chef de famille et applique bêtement les règles de la société patriarcale. Mais lui aussi s’humanise à la fin du film, victime lui aussi de cette situation inextricable.
Oui, tous les personnages de cette histoire sont des victimes. Des êtres vulnérables, dépassés par les enjeux sociaux, religieux, politiques de la situation. Des êtres qui s’aiment, mais doivent étouffer leurs sentiments pour se plier à des dogmes archaïques. Pourtant, il aurait suffi de peu pour que la situation ne s’apaise. Un minimum d’ouverture d’esprit, l’acceptation d’une main tendue, le cran de surmonter le jugements des autres…
Au lieu de cela, c’est une montée de violence qui ne peut se terminer que par une tragédie…
C’est là le seul artifice de mise en scène que s’autorise la réalisatrice. Elle nous prévient dès le départ que l’issue va être tragique, sans nous donner plus de détails. Dans l’ouverture du film, Umay et Cem marchent aux côté d’Acar, quand celui-ci sort un pistolet, prêt à faire feu. Ellipse. Le jeune homme s’enfuit, visiblement ébranlé, bouleversé…
Il faudra attendre la toute fin du film pour que l’on comprenne ce qui s’est passé, ce qui imprègne le film d’une tension de plus en plus palpable au fur et à mesure du récit. Chaque pas que l’héroïne fait vers la liberté semble aussi la rapprocher de la mort…
Ce dispositif confère une certaine intensité à la narration, mais en constitue aussi la limite. Comme, on attend fébrilement le dénouement, on s’aperçoit clairement de la baisse du rythme qui a lieu dans le dernier quart du film.
Mais il s’agit là du seul défaut d’une oeuvre, par ailleurs maîtrisée et interprétée avec talent par Settar Tanrıöğen (le père), Derya Alabora (la mère),Tamer Yigit et Serhad Can (les frères), Almila Bagriacik (la soeur) et le jeune Nizam Schiller (Cem).
Sans oublier l’héroïne du film, Sibel Kekilli. C’est un véritable plaisir de retrouver dans un aussi beau rôle celle qui fut la révélation de Head-on de Fatih Akin, alors que l’on croyait sa carrière ruinée par des ragots odieux (4). Elle a d’ailleurs remporté son deuxième Lola de la meilleure actrice allemande (l’équivalent de nos César) pour ce film.
Et ce n’est que l’une des récompenses parmi les nombreuses glanées par L’Etrangère lors des différents festivals où il a été présenté – Meilleur film aux festivals de Tribeca, Calgary, Arhènes ou Gand, Label Europa Cinéma à la Berlinale, Prix du public au FIFF de Créteil et au festival de Montréal… Récompenses amplement méritées, car il s’agit d’un beau premier film, où perce une lueur d’espoir derrière un cri de douleur…
(1) : D’après la loi islamique, la femme doit obéissance à son mari et quitter le domicile conjugal est une faute qui peut valoir sa répudiation. Evidemment, ici, la question est plus complexe puisque Umay a une raison valable de fuir – la violence de son mari – mais aux yeux des autres membres de la communauté, c’est elle qui doit supporter l’échec de son mariage…
(2) : La aussi, la situation est assez complexe. Traditionnellement, le père était considéré comme chef de famille et avait droit à la garde des enfants, mais le nouveau code civil turc, daté de 2001, pose que les époux sont égaux en droits. Et le lien affectif qui lie l’enfant à la mère doit aussi être pris en compte…
(3) : Il s’agit de l’affaire Hatun Sürücü. Le 7 février 2005, cette jeune femme de 23 ans, d’origine turque, a été tuée de trois balles dans la tête, assassinée par ses propres frères dans un quartier d’immigrés du sud de Berlin. Elle avait quitté son mari, un cousin à qui elle a été liée par une union arrangée, et fréquentait un allemand. Sa famille l’a tuée pour restaurer son “honneur”…
(4) : Suite au succès du film de Fatih Akin, des tabloïds ont révélé que la jeune femme avait un passé d’actrice pornographique assez fourni. Son image en a été sérieusement écornée et elle a peu tourné depuis. Ce film marque son retour au premier plan, et la consacre comme une véritable actrice.
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Die Fremde
Réalisatrice : Feo Aladag
Avec : Sibel Kekilli, Settar Tanrıöğen, Derya Alabora,Tamer Yigit, Serhad Can, Almila Bagriacik, Nizam Schiller
Origine : Allemagne, Autriche
Genre : drame poignant
Durée : 1h59
Date de sortie France : 20/04/2011
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Cinema is not dead
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