Chère femme, je ne vois pas se coucher le soleil sans t’imaginer dans mes bras. Je pousse la porte, j’entre, tu me reçois, m’enlaces, nous roulons au sol devant l’âtre, nos plaintes alarment les servantes mais elles repartent aussitôt sur la pointe des pieds en pouffant…
Mensonge de la gloire. Nous avons vaincu au prix de la ruse, de la traîtrise, de l’impiété : un cheval de fausse offrande, le cadavre d’un preux traîné honteusement autour des remparts. Quand enfin Ilion s’est embrasée, c’est toi, Pénélope, que je croyais entendre hurler dans les flammes, notre vie monter en fumée, nos murs s’écrouler. Et ces soldats qui croyaient lire dans mes larmes l’honneur de la Grèce vengé !
Chère épouse, je t’écris d’un pays où pousse le lotos, une fleur d’oubli à rendre gais les sombres, insoucieux les sages. Mes compagnons s’en gavent, chavirent debout, rient couchés : si je ne lève pas l’ancre demain, ils sont perdus pour le retour. Je ne veux pas, moi, goûter à cette fleur ; je dois rester net, affûté pour te rejoindre contre les vents et les monstres semés sur les mers par un dieu jaloux, plus retors que Priam. Je déjouerai ses pièges si je ne pense qu’à toi, à notre fils grandi loin de mes yeux, à notre île, notre petit royaume, son ciel clément : voilà ma fleur salvatrice, elle est fleur de mémoire.
Hélas ! tant de flots nous séparent, tant d’épreuves encore, tant d’années si je me fie moins aux oracles complaisants qu’au pincement dans ma poitrine dès que je pense à nous. Dix ans d’amour volés ! Cette guerre, je ne l’ai pas voulue, je l’ai faite moins pour la patrie que pour toi : tu ne pouvais pas m’aimer lâche.
Je me demande, ma délicieuse, par quel miracle cette lettre te parviendra dans tant de haine contre un bonheur humain. Le messager à qui je l’ai remise a prêté serment sur sa mère, mais qui m’assure qu’il l’aime assez ? Ah ! vienne le temps où nos mots voleront à la vitesse de la pensée, et où il suffira à Ulysse de dire « Tu me manques », pour que Pénélope l’entende à l’autre bout du monde et lui réponde : « Je t’attends ! »
Arion