En 1923, la Russie souffre d’une crise dite “des ciseaux”. L’agriculture, libéralisée, voit la production s’envoler et les prix chuter. La production industrielle ne suit pas et les prix industriels s’envolent, les entreprises tâchant de conserver leurs revenus. Pour finir, les paysans préfèrent ne plus vendre que de brader. Le consommateur russe de l’époque reste donc avec des produits alimentaires introuvables et des produits industriels inabordables.
Je me souviens de cette notion apprise au collège, c’est sans doute avec elle que j’ai découvert qu’un phénomène économique complexe pouvait être utilement résumé par un concept, qui permet la mémorisation sans simplification excessive.
L’Europe souffre aujourd’hui d’une nouvelle crise des ciseaux, un phénomène complexe dont il semble que la plupart des commentateurs ne veuillent voir qu’une version simplifiée.
L’Union européenne d’aujourd’hui voit les consommateurs partout confrontés à un double phénomène : il n’y a plus de services publics, leur production décroît ; pendant ce temps les salaires sont comprimés et le pouvoir d’achat diminue.
Pourquoi cette double crise ?
La production de services publics décroît parce que la croissance de la dette oblige à freiner les dépenses publiques. Hors il est important de noter que ce n’est pas un envol inconsidéré des dépenses publiques, une gabegie, qui appellerait un freinage des dépenses publiques - cf. le rapport préparatoire à la loi de finances pour 2010. La dette croît en raison non d’une hausse des dépenses publiques qu’il conviendrait d’annuler mais du fait de la baisse des recettes.
En taillant dans les dépenses on ne traite pas la cause. La baisse des recettes provient en majeure part de la baisse de la croissance. Ainsi, pour Jacques Sapir, la baisse de la croissance est un résultat de la surévaluation de l’euro dont le coût est d’environ 400 milliards d’euros par an. En se trompant de cible et en réduisant les dépenses publiques, on aggrave la baisse de la croissance (cf. les estimations de l’OFCE : l’austérité coûtera 1% de croissance).
Cette baisse de la croissance, due en bonne part à la surévaluation de l’euro (1% de croissance en moins pour 10% de surévaluation) s’accompagne d’une lente baisse du pouvoir d’achat, deuxième branche de la nouvelle crise des ciseaux. Il n’y a plus de quoi augmenter les salaires, sauf en haut de l’échelle - là où le slogan accept no limits règne.
Les calculs du BIPE, résumés ci-dessous et détaillés dans cette note montrent que le pouvoir d’achat disponible après prise en compte des dépenses obligatoires (loyer, charges, assurances...) stagne depuis le passage à l’euro (il y a plusieurs définitions, celle du BIPE, la nouvelle notion INSEE de pouvoir d’achat arbitrable étant assez proche). Sept à 12% de hausse totale en neuf ans, selon que l’on retient la définition du BIPE ou celle de l’INSEE, c’est très faible surtout si l’on prend en compte le fait que cette évolution n’est pas équitablement répartie.
Hors on sait que les hauts salaires ont laissé sur place les salaires les plus faibles. Dans les couches populaires, celles dont la gauche est censée s’occuper, le pouvoir d’achat baisse d’année en année. Et rien n’annonce une amélioration.
Le salarié moyen aujourd’hui est donc dans une situation où l’offre de services publics est érodée chaque année pendant son pouvoir d’achat diminue.
Entrent en jeu d’autres causes à ces phénomènes, par ailleurs trop brièvement décrits. Par exemple il est de plus en plus évident que les privatisations correspondent à une hausse des prix des biens privatisés. Donc l’effort de privatisation pour réduire la dette publique contribue également à une baisse du pouvoir d’achat, aggravant l’effet de la baisse de croissance.
On a donc une chaîne causale qui se compose ainsi :
Le schéma est extrêmement simpliste (par exemple les réductions d’impôts n’ont pas facilité la stabilisation de la dette, ou encore le dumping social n’est pas inclus) mais il permet de voir deux points : le premier est que la baisse du pouvoir d’achat et le sentiment d’insécurité qui l’accompagne résultent d’un effet de système, sont des phénomènes complexes. Hors ce sentiment d'insécurité, même si certains s'emploient à la détourner vers l'Islam ou la délinquance est le premier responsable de la “montée des populismes” qui accompagne la crise actuelle en France et en Europe. Cette montée des populismes est savamment entretenue par des journaux comme le Point qui s'ingénient à chercher partout ailleurs que dans les politiques économiques stupides de la zone euro la cause de nos problèmes - et de la montée du FN. Voir ci-dessous la couverture du Point cette semaine - oui, le journal de BHL est bien plus populiste que les populistes qu’il croit pourchasser :
Il ne manque que les ratons-laveurs...
Le second point qui ressort de ce schéma est que les conservateurs de l’Union européenne (PS et UMP) souhaiteraient circonscrire le débat à une petite partie de cet ensemble, celle que j'ai entourée : la hausse de la dette et la “nécessaire” diminution des services publics. Le programme de François Hollande s’inscrit à plein dans cette logique imbécile.
Le schéma final ci-dessus n’a plus de rapport avec celui des ciseaux, dont je suis parti. Il a une forme de grande ourse. Mon propos n’est pas de faire un parallèle entre la politique de Lénine en 1921 et la situation européenne actuelle. Je souhaite juste rappeler que dans les débats politiques actuels, bien peu sont ceux qui partent d’une vision d’ensemble de la problématique européenne, qui est la nôtre, copntraints et forcés, et nombreux sont ceux qui souhaiteraient que, de la grande ourse ainsi dessinée, l’électeur se contente de regarder les pattes...