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Michel onfray : "a côté du désir d'éternité ..." - 3. ethique

Publié le 23 avril 2011 par Rl1948

 

   Il n'y a guère, souvenez-vous amis lecteurs, je m'étais arrogé le droit de reprocher à Michel Onfray d'entamer sa "Contre-Histoire de la Philosophie" en 2006, par les penseurs grecs, fussent-ils en dehors des sentiers rebattus des cours universitaires traditionnels et, partant, de ne quasiment pas évoquer les sagesses égyptiennes en tant que prémices à la philosophie antique.

   Si, d'une certaine manière, je persiste et signe, il m'agréerait néanmoins de vous donner à lire ce matin, avant qu'ensemble, mardi prochain, nous reprenions le chemin du Louvre et, samedi, celui des Maximes de Ptahhotep, un dernier extrait de l'ouvrage que je vous ai proposé prendant ce congé de Printemps belge, A côté du désir d'éternité. Fragments d'Égypte.

   Je n'écrirai jamais assez combien ce titre me plaît !!

    Dans sa (trop) courte relation d'un séjour qu'il fit sur les rives du Nil, publiée aux éditions Mollat en 1998, puis en Livre de poche en 2006 et qui, à l'époque, m'avait complètement échappé,  le philosophe argentanais fournit quelques précisions qui abondent dans le sens qu'ici j'ai toujours défendu à propos des liens qui peuvent exister entre les différentes pensées des anciennes civilisations méditerranéennes.

     Ce nonobstant, j'avoue que j'attends toujours de sa plume, en parallèle avec les études des égyptologues philologues, qu'il nous offre l'ouvrage représentant le véritable compendium de sa réflexion philosophique à propos des sagesses égyptiennes et qui, dès lors, mettrait à mal le sempiternel a priori qui veut que tout commence en Grèce ... 

   En attendant, rendons à Michel Onfray ce qui appartient à Michel Onfray ...

    ... A l'évidence, l'européanocentrisme dans lequel l'université élève ses sujets compte pour rien ce que pourraient être les sources et les racines de la Grèce qu'on préfère présenter comme procédant d'elle-même. Rien dans les mains, rien dans les poches, miracle grec, comme on disait, et Athènes vint. L'idée que les Grecs ont pu puiser à plus ou moins grandes brassées dans les civilisations qui les ont précédés passe pour hérétique dans les milieux universitaires européens. Rien d'égyptien ou de sumérien chez les Présocratiques ou Platon, car il faudrait, horreur pour l'inconscient collectif national, consentir aux racines africaines ou orientales de l'Europe.  (...)

   Dans le repos de ma chambre, je reprenais de vieilles lectures faites à l'époque où je découvrais les philosophes de l'antiquité gréco-romaine. Avec les livres de sagesse des pharaons, je trouvais chez Ptahhotep, Kajemni, Merikaré, Iouper, Neferty ou Aménémopé une ethique qui contient intégralement les préceptes de ce qui deviendra la morale gréco-romaine puis chrétienne : l'éloge de l'équité, du juste, de la prudence, la célébration de l'humilité, de l'honnêteté, les mérites vantés de l'amabilité, de la discrétion, de la modération, la méfiance à l'endroit du sentiment et tout le système moral permettant de justifier une place pour chacun suivant l'ordre et l'idéologie en vigueur : les serviteurs au service, les maîtres au commandement.

   Travailler, fonder une famille et l'aimer, défendre son pays, ne pas se rebeller, consentir au réel, se soumettre à l'ordre terrestre, incarnation de l'ordre céleste, voulu par les dieux : l'art de vivre égyptien propose dès les premiers temps de l'humanité culturelle les éternelles formules de la sagesse des nations.  Il n'est pas étonnant que l'on retrouve ces principes éthiques  dans les premières heures de la pensée grecque. De la même manière, le Livre des morts avance avec une géographie infernale, une théorie de la vie après la mort, une ontologie du trépas, une métaphysique destinée à conjurer le néant, qui s'appuient sur la puissance d'un désir d'éternité recyclé dans le platonisme - qu'on songe au Phédon - et dans le christianisme. Que l'Égypte ait influencé l'Occident via la Grèce, cela semble très probable. Pour autant, (...) ce que j'entendais le jour dans la bouche des thuriféraires débitant leur savoir à destination du contingent de touristes me laissait croire qu'il y a un travail à faire sur cette question et qu'il est loin d'avoir été fait.

     Dehors, vue de mon balcon, dans les limbes de la nuit, Louxor scintillait comme une ville qui conserve son secret avec moins de jalousie et d'arrogance que de désinvolture et d'insouciance.

Nuit sur Louxor -2- (François)

   Assis sur le fauteuil, regardant les lumières vacillantes, écoutant les bruits qui se raréfiaient avec l'avancée des heures nocturnes, un cigare à la main - que je n'allumais pas, trop privé d'humidité - je pensais à l'Europe lointaine, là-bas, aux passages de Flaubert et de Rimbaud, de Nerval et de Gautier, puis à tous les voyageurs venus de France ou d'Italie qui, entre le siècle de Montaigne et celui de Montesquieu, furent plus de deux cent cinquante à écrire et raconter dans le détail leur voyage en Égypte.

     Plus cosmopolites alors qu'aujourd'hui, plus voyageurs, plus désireux de savoirs et d'influences étrangères, plus curieux d'étrangetés, les hommes d'hier et d'avant-hier, voire ceux d'un avant-hier plus ancien encore, n'ont pas hésité à franchir les océans, parcourir les terres, traverser de nombreux pays, aller et venir, partir et rentrer, parler, écouter, écrire, rapporter des connaissances et faire circuler les leurs, le plus loin possible et dans un infernal maelström de mots. Les moyens de transport, plus lents, laissaient le temps à l'imprégnation, à l'infusion, à la diffusion lente, mais sûre. Je songeai, en regardant la nuit changer de couleur, que dans le sang de la pensée occidentale coule sans conteste un sang africain.

   J'aime en Afrique le temps expérimenté comme une pure durée voluptueuse, comme une totale occasion de jubiler de son écoulement. Temps à dépenser, à brûler comme on consume une existence, en pure perte, ou pour le seul bénéfice d'un exercice hédoniste. La chaleur, la lumière, le soleil me sont des auxiliaires précieux pour pratiquer ce temps en direct. Le corps s'aligne sur les rythmes de la journée : zénith et nadir, aurore et crépuscule, jour et nuit, matinée et soirée, la chair se plie aux cadences naturelles, aux crues et aux décrues du Nil. L'Afrique vit toujours confusément dans l'ombre et le souvenir de l'animisme, du polythéisme et du panthéisme. Le climat commande et dispose de tout autour de lui, il exerce un empire total et décide de manière intégrale.

     Aux heures plus fraîches du petit matin, je sortais dans la rue. Etrangement, le peu de sommeil que j'avais eu n'entraînait aucune fatigue, comme si la chaleur cuisait, asséchait, brûlait mon âme sans que paraisse le moindre fléchissement de l'énergie. Le jour avec des images, la nuit avec des lectures et des songes, il me semblait que la vie s'écoulait selon un ordre voulu par la nature, aucunement choisi par moi. Et tout cela me convenait, comme si le moi, le je, l'individualité occidentale, l'égotisme cédaient le pas, dilués dans le temps fluide qui sévit là-bas, contemporain des divinités humaines aux têtes animales. 

Michel Onfray, A côté du désir d'éternité. Fragments d'Égypte, Livre de Poche, Collection Biblio Essais n° 4399, Paris, Librairie Générale Française, 2006, pp. 35 et 40-5.

(Immense merci à un ami niçois de m'avoir sans hésitation aucune offert, pour illuster le dernier billet de cette courte série, la superbe prise de vue de Louxor qu'il y a réalisée le mois dernier.)


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