De la plus grande poétesse de l’antiquité, il reste peu et beaucoup : quelques fragments des neuf livres connus, sauvés de l’autodafé par des grammairiens, quelques papyrus égyptiens, et une réputation à la fois de sagesse : « la beautéNe dure pasPlus queLe tempsDu regard
Mais le bienQuand on le voitReste le bienà jamais »« loin de moiL’idée d’atteindreLe cielQui passeNos mesures »« sans la vertuL’argent n’est pasUn invitéRecommandable »
et sulfureuse.« ErosVient dénouerÀ nouveauTout mon corps
Un troubleDoux amerMe pénètre
Et toiTu n’as penséQu’à rejoindreAndromède »
A Lesbos, en ce temps-là, nous sommes à la frontière des VIIe et VIe siècle avant JC, contrairement au reste de la Grèce, la femme n’est pas un objet que l’on garde enfermée dans le gynécée. A Mytilène, elle reçoit une éducation libérale et raffinée.
Sapho, on l’écrit avec un P ou deux, ou encore comme Renée Vivien, Psappha. Sapho, disais-je, animait une école pour jeunes filles de l’aristocratie. Elle leur enseignait la musique, la danse, la poésie, les bonnes manières. Elles venaient, de partout, écouter Sapho. Aux travers de ces arts, elle leur apprenait à être elles-mêmes, à se libérer de l’emprise du patriarcat et de la domination masculine.
« quitte les ors quitte le toit de ton père et libre,Viens à moi… » C’est sans doute son féminisme avant l’heure qui lui valut des siècles plus tard, au temps de Périclès, la calomnie des auteurs comiques et de certains politiciens. Il était d’autant plus nécessaire de la dénigrer, que les femmes d’Athènes acceptaient de moins en moins leur réclusion dans le sérail familial. Sapho c’est le désordre.
« vous payezDe neufs bœufsLe droit deLa garder
Ô marisQui régnerSur les villes ! »
On la présenta alors, comme une femme de mauvaise vie en proie à toutes les perversités. Ainsi naquit, bien longtemps après sa mort, l’image souillée de cette grande poétesse, que les pères de l’église fixèrent définitivement. Ses œuvres, avec d’autres oeuvres poétiques, furent brûlées publiquement, dans une belle cérémonie, à Constantinople et à Rome en 1073. Bonjour Marie !
Et pourtant, son œuvre révèle une sensibilité toute humaine. Pour ses contemporains de Mytilène, c’était une héroïne. Ils avaient, en son honneur, gravé son image sur leurs monnaies. Aucune femme ne l'avait égalée pour la gloire poétique écrivit Strabon. Platon l’appela la dixième muse. On lit encore, dans Cicéron, qu'une statue de Sapho, exécutée en bronze, existait dans le prytanée de Syracuse d'où, un oublié de l’histoire l'enleva. Enfin, on raconte que le poète Alcée l’aima.
On ne connaît, malheureusement, pas assez de détails de sa vie pour juger. Elle serait née, dans cette île de Lesbos, bénie par les Muses,en -612, dans une famille aristocratique de Mytilène. Elle aurait eu 16 ans, lorsque des troubles civils la conduisirent, avec des membres du parti aristocratique, en Sicile. Elle revint à Mytilène quelques années plus tard. Et après la mort de son époux, consacra ses loisirs aux lettres dont elle entreprit d'inspirer le goût aux jeunes filles. Plusieurs d'entre elles se mirent sous sa conduite et, des étrangères grossirent le nombre de ses disciples. Elle les aima avec excès, parce qu'elle ne pouvait aimer autrement.
« quand tu te tiensDevant mes yeuxNi HermioneNi HélèneLa blondeNe l’emportentSur toi… »« la seule vue De ta tuniqueÔ ma belle M’ensorcela »« j’ai été De toi éprise AtthisDepuisSi longtemps »
La chaleur de ses passions n'étaient que trop propres à servir la haine de quelques femmes, et de quelques unes de ses disciples qui n'étaient pas l'objet de ses préférences. Cette haine éclata, elle y répondit par des vers ironiques qui achevèrent de les irriter.
« les calomniesQue les grands ventsLes emportent… »
« de toi,Gisante, morte, Ne resteraNul souvenir !PersonneNe te regrettera, Toi qui ne cueillesJamais les rosesDes monts … »
On la persécuta ensuite, le crime se préparait.
Si les accusations sur « sa conduite » ne sont pas fondées, l'extrême sensibilité de Sapho fit que ses liaisons les plus innocentes empruntèrent souvent le langage de l'amour et de la passion. Ce qui n’est pas exceptionnel pour l’époque. Il faut lire dans les dialogues de Platon, en quels termes Socrate parle de la beauté de ses élèves. Et, cependant Platon savait mieux que personne combien les intentions de son maître étaient chastes. Ceci prouve que les grandes rumeurs malveillantes, suffisent pour flétrir la réputation d'une personne, surtout si celle-ci est exposée aux regards du public et de la postérité.
Ame sensible, harmonieuse, sincère, sa poésie brille dans le choix de ses mots, toujours clairs et précis, ils font mouche. Elle brille par son style, un heureux mélange d’ombres et de lumières, qui fait que, ses vers coulent avec de la grâce et de la légèreté. Elle brille dans ses rythmes, qui pour la plupart furent créés par elle. Enfin encore, elle enrichit la langue d’heureuses expressions.
Sa mort , le temps, plus de deux mille cinq cents ans déjà, le changement des mœurs, n'ont pas encore effacé la calomnie, imprimée par la jalousie et la phallocratie « sur sa conduite » ; le sera-t-elle un jour ?
JD
A suivre : Les deux Sapho.