Bruxelles, Belgique, 30 mai 1871.
« Il est enjoint au sieur Hugo de par le roi de quitter le royaume » (l’année terrible – Victor Hugo)Le roi, c’est Léopold II, roi des Belges.
Que s’est-il passé ?Revenons à l’année précédente.
1870, Napoléon III a déclaré la guerre à la Prusse. Battu, il abdique et part en exil. Victor Hugo, proscrit depuis 1851, revient en France. Il est élu député. Peu après, son fils Charles meurt brutalement d’une embolie. Ses funérailles ont lieu à Paris le 18 mars 1871. Déjà, le canon gronde autour de la capitale. La ville est en état d’insurrection. On doit enlever des éléments de barricades pour laisser passer le convoi funèbre. Le 21 mars, Victor part pour Bruxelles régler la succession de son fils. De cette ville, il suit avec inquiétude les événements parisiens. Contre les actes du gouvernement réfugié à Versailles, le peuple révolté a déclaré la Commune de Paris. D’un côté les ouvriers, les artisans, les petites gens, de l’autre la bourgeoisie et la noblesse. Dans les deux camps la même férocité règne. La Commune est impitoyablement écrasée. Une répression sanglante s’abat sur le peuple. Les femmes et les enfants ne sont pas épargnés. Les « Communards » qui le peuvent, fuient. On les accueille partout en Europe, sauf en Belgique et en Espagne.
Le baron d’Anethan, ministre des affaires étrangères , refuse de donner l’asile aux vaincus de la Commune. « …le gouvernement saura remplir son devoir avec la plus grande fermeté…il usera des pouvoirs dont il est armé pour empêcher l’invasion sur le sol de la Belgique de ces gens qui méritent à peine le nom d’homme… »
Victor Hugo, l’humaniste, proteste. Dans une lettre ouverte dans le journal «l’indépendance belge » publiée le 27 mai, il déclare sa maison bruxelloise ouverte aux réfugiés de la Commune . « Je proteste contre la déclaration du gouvernement belge relative aux vaincus de Paris. Quoi qu’on dise et qu’on fasse, ces vaincus sont des hommes politiques. Je n’étais pas avec eux. J’accepte le principe de la Commune, je n’accepte pas les hommes… leurs violences m’ont indigné comme m’indigneraient les violences du parti contraire…l’incendie de Paris est un fait monstrueux, mais n’y a-t-il pas deux incendiaires ? Attendons pour juger… Ne faisons pas verser l’indignation d’un seul côté… quant à moi, je déclare ceci : cet asile que le gouvernement belge refuse aux vaincus, je l’offre. Où ? En Belgique. Je fais à la Belgique cet honneur. J’offre l’asile à Bruxelles, place des barricades n°4 ».
Les temps ont changé. La Belgique n’est plus celle de 1851. Elle n’est plus une terre d’asile. A Bruxelles, la générosité des bourgmestres de Brouckère et Fontainas n’est plus qu’un souvenir. Dans la capitale belge, règne Jules Anspach, l’homme aux belles décorations. Un conservatisme clérical conduit la politique du gouvernement de ce pays. Un rêveur humaniste n’y a plus sa place.
La prise de position de l’écrivain, scandalise le gouvernement et les députés de sa majorité. Pour le marquis de Rodes c’est un défi, et presque un outrage à la morale publique. Le prince de Ligne la considère comme une bravade. Le baron d’Anethan la juge comme une provocation au mépris des lois. Le Comte de Ribaucourt appelle Victor Hugo : « l’individu ».Aussi dans la nuit du 27 au 28 mai, une cinquantaine de jeunes gens de la bonne société bruxelloise, commandés par le fils du ministre de l’intérieur, Kervyn de Lettenhove, assiégent la maison du poète. Laissons Victor raconter l’incident.
Une nuit à Bruxelles.
Aux petits incidents il faut s’habituer.Hier on est venu chez moi pour me tuer.Mon tort dans ce pays, c’est de croire aux asiles.On ne sait quel ramas de pauvres imbécilesS’est rué tout à coup la nuit sur ma maison.Les arbres de la place en eurent le frisson,Mais pas un habitant ne bougea. L’escaladeFut longue, ardente, horrible, et Jeanne était malade.J’en conviens que j’avais pour elle un peu d’effroi,Mes deux petits-enfants, quatre femmes et moi,C’était la garnison de cette forteresse.Rien ne vint secourir la maison en détresse.La police fut sourde ayant affaire ailleurs.Un dur caillou tranchant effleura Jeanne en pleurs.Attaque de chauffeurs en pleine Forêt-Noire.Ils criaient : « une échelle ! une poutre ! victoire !Fracas où se perdaient nos appels sans écho.Deux hommes apportaient du quartier PachecoUne poutre enlevée à quelque échafaudage.Le jour naissant gênait la bande. L’abordagecessait, puis reprenait. Ils hurlaient haletants.La poutre par bonheur n’arriva pas à temps.-Assassin - c’était moi – nous voulons que tu meures !Brigand ! bandit ! ceci dura deux bonnes heures.George avait calmé Jeanne en lui prenant la main.Noir tumulte. Les voix n’avaient plus rien d’humain.Pensif, je rassurais les femmes en prières, Et ma fenêtre était trouée à coups de pierres,Il manquait là des cris de vive l’empereur !La porte résista battue avec fureur.Cinquante hommes armés montrèrent ce courage.Et mon nom revenait dans les clameurs de rage :A la lanterne ! à mort ! qu’il meure ! il nous le faut !Par moments, méditant quelque nouvel assaut,Tout ce tas furieux semblait reprendre haleine ;Court répit ; un silence obscur et plein de haineSe faisait entendre au milieu de ce sombre viol ;Et j’entendais au loin chanter un rossignol. Bruxelles, le 29 mai. Victor Hugo « L’année terrible ».
Profitant de cet incident violent qui avait sa bénédiction tacite, le gouvernement belge va expulser le poète.Attendu que la tranquillité publique est menacée par la présence de Victor Hugo sur le territoire du royaume ! Il faut l’expulser.Le 30 mai, l’arrêté d’expulsion est prêt. Le 31, Victor va chercher son passeport pour le Luxembourg. Le même jour, au parlement, cinq députés interpellent le gouvernement contre cette expulsion et sur les événements de la place des barricades. Après une discussion houleuse, l’expulsion est maintenue.
Au moment de quitter la Belgique, le 1er juin, Victor écrit au journal « l’indépendance belge » : « …Je remercie les hommes éloquents qui ont défendu, non pas moi qui ne suis rien, mais la vérité qui est tout…demain toute trace aura à peu près disparu, et les témoins seront dispersés ; l’intention de ne rien voir est ici évidente. Après la police sourde, la justice aveugle. Pas une déposition n’a été judiciairement recueillie ; et le principal témoin, qu’avant tout on devait appeler, on l’expulse… »« …Du reste, je persiste à ne pas confondre le peuple belge avec le gouvernement belge, et, honoré d’une longue hospitalité en Belgique, je pardonne au gouvernement et je remercie le peuple… » Victor Hugo « actes et paroles ».
Epilogue.
L’incident belge ne s’achève pas avec le départ de Victor. La presse catholique continue à harceler le poète et sa famille. Malgré de nombreuses manifestations en sa faveur, Victor est couvert d’injures et de calomnies. La France n’est pas en reste. Le pouvoir se félicite de la décision prise par la Belgique. Le bourgmestre de Bruxelles, Jules Anspach est nommé, par le gouvernement français, commandeur de la légion d’honneur, pour sa belle police au bois dormant.
Chassé de Belgique par un roi, pratiquement interdit de séjour à Paris par la réaction versaillaise, le poète retrouve les misérables. Ces pauvres qu’on fusille parce qu’ils ont faim. Victor redevient alors, le proscrit de 1851, quand il écrivait les « Châtiments ». Un titan exilé par un nain, qui de Napoléon III le petit est devenu Léopold II, roi de troisième ordre. Dans un poème écrit au Luxembourg, Victor Hugo s’adresse à Léopold II :
« Roi, tu m’as expulsé, me dit-on. Peu m’importe.De plus, un acarus, dans un journal cloporte,M’outrage de ta part et de la part du ciel ;Affront royal qui bave en style officiel.Je ne te réponds pas. J’ai cette impolitesse.Vois-tu, roi, ce n’est pas grand-chose qu’une altesse… ...Tu peux tranquillement décorer ton bourgmestre… »
Comme elle l’avait décrété, sous peine d’arrestation, L’auteur de « Notre Dame de Paris » et de tant d’autres grandes œuvres, ne revint plus en Belgique.
Lorsque les cendres de Victor furent conduites au Panthéon, accompagnées de deux millions de personnes, on remarqua, parmi les délégations du monde entier présentes, une bannière portant l’inscription : « Les Belges protestants contre l’arrêté royal du 30 mai 1871 ».___________
« … Quand on pense que rien de tout cela ne serait arrivé si l’on avait pendu Voltaire et mis Rousseau aux galères !...tout est venu des écrivailleurs et des rimailleurs…les livres font les crimes… » Extraits de « quatre-vingt treize » de Victor Hugo.
N.B. : Sur le territoire de la ville de Bruxelles, on ne trouve aucun lieu public portant le nom de Victor Hugo. Mais il existe un boulevard Anspach. A chacun son Panthéon.