A l’appel de son dossier, Michel s’avance à la barre. La presque quarantaine, souriant, bien habillé, respectueux dans son attitude, il paraît assez sûr de lui, et finalement plutôt moins incommodé de se retrouver à la barre que les autres prévenus du jour. Je pense savoir pourquoi.
Il m’écoute vérifier son identité, précisant d’emblée que l’adresse figurant au dossier est provisoirement celle de son épouse Adeline, puisqu’il a été placé sous contrôle judiciaire il y a six semaines, à l’issue de son défèrement devant le Procureur. Il vit depuis lors en foyer, respecte son obligation de pointage et a suivi des soins, même s’il m’indique d’ores et déjà qu’il n’en voit pas trop l’utilité.
Je donne lecture de la prévention le concernant : Michel a été convoqué suivant procès-verbal du Procureur de la République, qui lui reproche d’avoir par deux fois commis des violences sur son épouse n’ayant pas entraîné d’incapacité totale de travail(1) supérieure à huit jours – en l’occurrence sept jours, pour chaque fait. J’ai à peine fini d’énoncer les articles du Code pénal y afférents que Michel intervient pour me faire observer qu’Adeline n’a pas souhaité être présente, qu’elle lui a révélé avoir inventé toute cette histoire pour se venger d’une dispute, « un truc pas méchant, comme dans chaque couple, vous voyez » et qu’elle a normalement dû m’adresser un courrier confirmant n’avoir en réalité été victime de rien.
Je lui rappelle que c’est moi qui dirige les débats, et que je ferai état des éléments importants lorsque je l’estimerai opportun. Il en convient, s’excuse de l’interruption.
Adeline a déposé plainte à l’encontre de Michel voilà un mois et demi. Les gendarmes l’ont vue arriver peu après huit heures, et l’ont d’ailleurs reconnue : elle avait déjà déposé plainte pour des faits identiques, l’été dernier.
Pour reprendre les faits dans leur ordre chronologique, au mois de juillet 2010, Adeline était venue révéler aux gendarmes la sombre situation dans laquelle elle se trouvait depuis les premiers mois de son mariage. De l’homme charmant qu’elle avait fréquenté, qui avait bien accepté l’existence de son fils et son statut de mère célibataire, Michel était devenu intrusif et violent quasiment dès leur sortie de la mairie. Sans emploi, il avait décrété que son épouse ne devait, sous aucun prétexte, côtoyer ses amis ou collègues de travail ou qui que ce soit qu’il n’aurait pas préalablement rencontré et jugé fréquentable. Il avait vendu sa propre voiture et s’était approprié celle d’Adeline, l’accompagnant jusqu’à la porte de l’entreprise qui l’employait chaque matin et revenant la chercher le soir, sauf lorsqu’il l’avertissait que devant vaquer à ses occupations, il la laissait rentrer en bus à la maison, où elle avait intérêt à se trouver lorsqu’il reviendrait, vérification des horaires de bus à l’appui. Il s’était également attribué la carte bancaire d’Adeline et avait confisqué son chéquier. Il lui avait interdit de porter certains vêtements qu’il trouvait « inappropriés », lui rappelant à l’occasion qu’elle était bien trop grosse pour porter certains robes légères, et que les décolletés qu’elle avait pu afficher avant de l’épouser « faisaient pute ».
Interrogé sur ce contexte relaté par Adeline, Michel m’affirme aimer sa femme, au point de ne pas vouloir qu’elle fréquente n’importe qui hors sa présence (« ce n’est pas convenable pour une femme que son mari ne sache pas avec qui elle peut être ; si elle veut fréquenter des gens, elle n’a qu’à me les présenter, et je sortirai avec eux »), de lui interdire les aliments ou les vêtements qui ne lui conviennent pas (« une femme mariée ne doit pas trop en montrer, c’est choquant, elle est mère de famille, il ne faut pas que son fils ou son mari puissent avoir honte d’elle » ; « c’est mon rôle de mari de lui dire si elle a grossi, ou si elle mange trop de beurre ou de charcuterie, ça permet qu’elle reste belle ») et de lui « faciliter la vie » en lui servant de chauffeur et en faisant les courses pendant qu’elle travaille puisque lui, il a tout son temps libre en attendant de retrouver un emploi qu’il recherche vaguement.
Les coups n’avaient pas tardé à tomber, pas si fréquemment que ça, d’ailleurs, mais suffisamment fort pour lui faire rapidement passer l’envie de protester contre cette dépossession de toute liberté. Elle avait rapidement renoncé à ses amis, à l’exception de Laurine, dont Michel admettait les visites car elle était, bien que « vulgaire », la concubine de l’un de ses cousins et une collègue de travail d’Adeline, et de sa mère, qui s’occupait du petit Florian, son fils issu d’un premier mariage, chaque mercredi.
La veille de son dépôt de plainte, Michel s’en était pris à elle dès qu’ils étaient rentrés à la maison. Elle n’avait pas bien compris ce qu’il lui reprochait, il avait plus ou moins fait allusion à des cadeaux injustifiés faits à Florian par sa grand-mère maternelle, à l’immixtion permanente de celle-ci dans leur vie de couple, puis tout avait dégénéré tellement vite qu’elle n’avait plus entendu ce qu’il lui hurlait. Il lui avait donné une gifle si forte qu’elle était tombée à terre, où il l’avait rouée de coups de pied dans le ventre. Après quoi, il était sorti dîner avec des copains, tandis qu’elle appelait sa mère, qui l’emmenait aux urgences où le médecin de garde relevait sur son abdomen plusieurs hématomes de 6 cm sur 7 (l’un d’entre eux atteignant des dimensions de 8 cm sur 10).
Elle avait déposé plainte le lendemain, montré discrètement à Laurine les hématomes en question lors d’une pause, bien réfléchi. Puis avait décidé de donner une nouvelle chance à Michel, revenu la chercher à la sortie du boulot, tout sourire, comme si de rien n’était, pour lui annoncer qu’il l’emmènerait quelques jours plus tard en vacances au Portugal, où ils avaient passé deux semaines de rêve. Elle avait tout de suite écrit aux gendarmes pour les prier de ne pas donner suite à sa plainte, pour la transformer en main courante, bref, pour ne rien faire qui puisse compromettre l’avenir de son couple.
La vie quotidienne avait ensuite repris, relativement calme (« comme je savais ce qui ne lui plaisait pas, je ne faisais pas ces choses afin de ne pas l’énerver, et ça se passait bien »), jusqu’au jour où Michel n’était pas venu la chercher à la sortie du travail. Etonnée, elle avait pris le bus et avait à peine eu le temps de passer le seuil qu’il l’avait empoignée par le cou et plaquée contre le mur de l’entrée. Il avait trouvé, en fouillant l’un de ses sacs à main, une invitation au pot de départ d’un collègue qu’il ne connaissait pas. Elle ne lui en avait pas parlé (« je n’y avais même pas pensé, je savais que je n’irais pas de toute façon, puisque ça l’énervait que je voie des gens qu’il ne connaissait pas »), et il en avait déduit qu’elle comptait y aller en cachette, et quelle raison peut bien avoir une femme de cacher à son mari un rendez-vous avec un autre homme ? Hein ? D’ailleurs, il avait remarqué qu’elle sortait de plus en plus tard du travail pendant que lui l’attendait devant. Avec qui passait-elle ces quelques minutes supplémentaires chaque soir, hein ?
Il l’avait injuriée, secouée, déchirant sa veste dans le mouvement, lui cognant la tête contre le mur à plusieurs reprises, lui avait donné deux coups de poing sur l’oeil et la mâchoire, puis un autre dans l’estomac. Elle avait couru s’enfermer dans la salle de bains, plusieurs heures, et s’était aperçue en en sortant que Michel dormait du sommeil du juste dans le lit conjugal. Elle avait pour sa part préféré passer la nuit dans un fauteuil, remerciant le Ciel que Florian soit en vacances chez son père, avant de courir au matin voir un médecin, puis les gendarmes, munie encore une fois d’un certificat relevant plusieurs hématomes dont un péri-orbitaire énorme et violacé.
Les gendarmes ont pris des photos, entendu Adeline, puis Laurine, qui avait confirmé avoir vu les traces de violences au mois de juillet, puis la mère d’Adeline, affligée de voir se confirmer ce qu’elle soupçonnait depuis longtemps, qui avait décrit le mépris absolu dont son gendre faisait preuve envers sa femme (« il lui dit qu’elle est laide et que ce n’est pas la peine de s’attifer comme elle le fait, qu’elle n’est pas Laurine, il lui interdit même de manger ce qu’elle veut, il lui parle comme à un chien, et quand je lui fais des remarques, il tourne le dos et s’en va »).
Placé en garde à vue, Michel a nié avoir jamais porté la main sur son épouse. Les hématomes ? Ce n’était pas lui, impossible. Les déclarations de son épouse, de Laurine, de sa belle-mère ? Des menteuses liguées contre lui, voilà ce que c’était. S’il y avait bien eu une dispute la veille au soir, jamais ils n’en étaient venus aux mains. La veste déchirée ? Aucun souvenir, elle avait dû la déchirer elle-même pour que les gendarmes croient davantage à son histoire.
A l’issue de sa garde à vue, le Procureur lui a notifié les poursuites exercées à son encontre pour violences volontaires sur conjoint, et a demandé au juge des libertés et de la détention de lui imposer de résider ailleurs qu’au domicile conjugal, de se soumettre à une obligation de soins et de s’abstenir d’entrer en contact avec Adeline.
Michel a montré quelques signes d’agitation tandis que je retraçais les déclarations de son épouse et des deux autres femmes. Lorsque je lui donne la parole, il conteste avec force lui avoir jamais « manqué de respect ».
« Je ne sais pas d’où viennent ces traces, je pense que la seule solution, c’est que les médecins se sont trompés. D’ailleurs en juillet, on est ensuite allé à la plage au Portugal, et je n’ai vu aucune marque, c’est bien la preuve ! Si elle avait eu d’aussi gros bleus, je les aurais forcément vus !
- Laurine les a vus, comme le médecin.
- Oui mais elle, il ne faut pas la croire, c’est le genre de fille qui passe ses journées à essayer de causer des problèmes à tout le monde. Je ne l’apprécie pas et elle le sait, même si j’ai toujours été poli avec elle parce qu’elle est de la famille et que je sais qu’Adeline l’aime bien. Mais franchement, entre ce que je dis moi et ce qu’elle dit elle, une fille comme ça, y a pas photo, si vous me permettez.
- Et les traces qui ont été constatées par le médecin, le lendemain des seconds faits, puis photographiées par les gendarmes [je montre les photos], tout le monde les a imaginées là encore ?
- Alors là, Madame, je suis complètement sans voix, je ne peux rien vous dire. C’est vrai qu’on s’est attrapé la veille, comme ça arrive à tous les couples, et qu’à force de se crier dessus tout en marchant dans la maison, Adeline a failli tomber dans le petit escalier, je l’ai rattrapée par sa veste, et elle a dû effectivement se déchirer, mais ce n’était pas volontaire de ma part, c’était juste pour éviter qu’elle se fasse mal en tombant.
- Vous n’avez jamais évoqué cet épisode au cours de votre garde à vue. Vous avez même soutenu que votre femme avait dû déchirer sa veste elle-même pour paraître plus crédible. [il roule de grands yeux étonnés] La mémoire vous serait-elle revenue ? Ou est-ce vous qui tentez aujourd’hui de paraître crédible en donnant une version des faits plus vraisemblable ?
- Ah non, Madame, franchement, je n’ai jamais dit ça devant les gendarmes, mais en fait ça ne m’étonne pas, c’était la première fois que je me retrouvais en garde à vue et vous savez ce que c’est, ils notent ce qu’ils veulent, et on signe tellement on est fatigué, ils ne laissent même pas relire …
- Comment s’est déroulée la soirée, selon vous, à partir de cette dispute avec Adeline ?
- Eh bien en fait ça n’a pas duré, on s’est calmé, on a mangé ensemble, et on est allé se coucher. Je vous jure qu’elle n’avait aucune marque, on était dans le même lit, je l’ai même vue lorsqu’elle s’est déshabillée, il n’y avait rien ! Et lorsque je me suis réveillé le matin, je l’ai vue se lever et aller toute nue dans la salle de bains, elle n’avait rien non plus ! Je me suis rendormi, et je me suis dit ensuite qu’elle avait dû partir travailler en bus pour me laisser me reposer.
- Votre épouse a déposé plainte à 7 h 55 à la gendarmerie, après avoir consulté un médecin aux urgences. A quel moment entre votre réveil et son arrivée à l’hôpital et par quel moyen aurait-elle pu récolter de tels hématomes ?
- Ben je ne sais vraiment pas, Madame. Peut-être quelque chose d’arrangé avec quelqu’un, allez savoir …
- Et pour quelle raison ?
- Je ne sais pas … Mais regardez aujourd’hui, elle n’est pas là, et je crois qu’elle vous a écrit …
- Et comment êtes-vous au courant ?
- Elle m’a envoyé un texto pour me le dire quand elle a envoyé la lettre. »
Et lettre il y a, bien entendu, adressée en double exemplaire et en recommandé au Procureur et au président du Tribunal. Je lis ce courrier assez bref par lequel Adeline nous prie d’annuler sa plainte, car elle a bien réfléchi depuis les faits et veut donner une chance à son couple et à sa vie de famille, car Michel est le beau-père le plus gentil qui soit pour Florian. Elle dit qu’elle s’est trompée lors de son audition par les gendarmes, que Michel ne l’a pas frappée, qu’il ne la frappe jamais, qu’elle s’est énervée à la suite d’une dispute et a dû lui en vouloir suffisamment pour l’accuser mensongèrement.
Rien que de très classique en matière de violences conjugales, malheureusement.
A la barre, Michel ne tente même pas de dissimuler sa satisfaction. Il précise quand même que ce n’est pas lui qui lui a demandé d’écrire ce courrier, qui constitue bien selon lui la preuve qu’Adeline s’est laissé « monter la tête par sa copine et sa mère ».
Sans surprise, le Procureur n’accorde aucun crédit à ce revirement de la victime, et requiert la condamnation de Michel à une peine de trois mois d’emprisonnement avec sursis et mise à l’épreuve.
Michel a la parole en dernier, pour sa défense. Il affirme ne pas comprendre les réquisitions, la peine proposée, ni d’ailleurs le maintien des poursuites à son égard, puisqu’en réalité, il n’y a pas de victime. D’un geste du bras, il englobe le public : « Vous voyez bien qu’Adeline n’est même pas là pour se plaindre des soi-disant violences dont vous parlez, Monsieur le Procureur. Pourquoi je serais condamné si elle reconnaît avoir menti ? ».
Après délibération(2) , je décide de dépasser les réquisitions du Ministère public, et de condamner Michel à une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis assorti d’une mise à l’épreuve pendant deux ans, délai au cours duquel il devra notamment rechercher ou exercer un emploi et se soumettre à des mesures de soins. A l’énoncé de la condamnation, et pendant que la greffière prépare sa convocation devant le service pénitentiaire d’insertion et de probation, Michel serre les poings à la barre, me dit qu’il ne voit pas comment j’ai pu le condamner, qu’il va faire appel, et que le pompon c’est l’obligation de suivre des soins alors qu’il n’est pas malade et ne boit pas d’alcool. J’explique brièvement que si tel est le cas, les médecins chargés de son suivi ne préconiseront aucune mesure de soin spécifique, mais que quelqu’un que je juge capable de s’en prendre violemment et à plusieurs reprises à sa femme ne me paraît pas nécessairement être un modèle d’équilibre. Je lui annonce un fort risque de comparution immédiate en cas de nouvelle plainte d’Adeline. Il vient arracher sa convocation des mains de la greffière en grommelant, tourne les talons et quitte la salle d’audience.
La salle dispose de fenêtres par lesquelles, alors que nous évoquons déjà le dossier suivant, j’aperçois Michel entraîner par le bras une jeune femme toute fluette dans la rue.
- ITT, dans notre jargon.
- Avec moi-même, car il s’agit d’une audience à juge unique.