par Marc Mayor
Qu’arrive-t-il, à votre avis, à un banquier qui dissimule 263 M$ de rémunération ? Et à un autre qui n’avertit pas ses clients que ses produits financiers sont toxiques ? Et à un troisième qui déclenche la pire faillite financière de l’histoire ? De la prison ? Une interdiction de travailler dans la finance ? Jamais de la vie. Non seulement les multiples autorités de surveillance ne dénichent pas les criminels en col blanc de Wall Street mais, en plus, elles les protègent.
Voici pourquoi et comment.
La SEC est un chien de garde édenté, et l’État se garde bien de lui offrir un nouveau râtelier. Le gendarme de la Bourse américaine peut enquêter mais pas inquiéter les « banksters ». Seul le département de la Justice (DoJ) détient le pouvoir de faire arrêter les malfaiteurs. En théorie, du moins. Dans la réalité, la justice financière se déroule en quatre étapes à Wall Street. La première : la SEC et un établissement financier qui a fauté se mettent d’accord sur une amende que la banque paieraà la SEC, « sans admettre ni nier la moindre malversation ». Ensuite, le département de la Justice s’engage à ne pas poursuivre la banque. Une fois l’amende versée, l’affaire est réglée.
En conséquence, le détail des enquêtes n’est pas connu du public,à part la fuite occasionnelle jetée comme un vulgaire os à la presse. Pour les banquiers, c’est tout bonus (pour changer !).Alors qu’ils devraient être poursuivis pour leurs malversations, les voilà blanchis grâce à l’argent de leur employeur. Je parle des actionnaires. Précisément les gens à qui ils ont fait tout perdre. Règle numéro un : personne ne va jamais en prison. À part Bernard Madoff, et encore a-t-il fallu plus de dix ans avant qu’il ne soit arrêté et qu’il ne se dénonce de lui-même ; il voulait donc vraiment y aller, peut-être pour se protéger de ceux qu’il a escroqués. Mais parmi les patrons de tous les grands établissements impliqués dans la récente crise financière, combien ont été inquiétés ? Aucun.
Le Who’s Who de Wall Street a pourtant allègrement pratiqué la fraude et le vol par des pratiques qui ont directement provoqué la situation actuelle. Lehman Brothers maquillait ses comptes, et son patron a dissimulé 263 M$ de rémunération. Bank of America a menti sur les milliards distribués sous forme de bonus alors qu’elle reprenait Merrill Lynch. Goldman Sachs n’a pas averti ses clients que ses produits financiers étaient toxiques et qu’elle pariait sur leur krach. Le chef de la division dérivés d’AIG a assuré ses clients qu’ils ne perdraient « pas un dollar » juste avant l’implosion de l’assureur, sauvé grâce aux 182 Mds$ du contribuable. Le système judiciaire moderne est devenu une machine redoutable qui rend les « banksters » plus blancs que blancs. Quel que soit le parti au pouvoir, la haute finance jouit d’une profonde culture de l’impunité. Les banquiers de haut vol sont devenus une caste dont les crimes, qui ne sont plus considérés en tant que tels, ne sont jamais sanctionnés.
Bien avant l’éclatement de la crise en 2008, la SEC et le DoJ auraient pu mettre fin à certains comportements qui ont mis l’économie américaine à genoux. Des employés de Lehman Brothers et d’AIG avaient témoigné sur les magouilles de leurs employeurs. Sans effet. Même les affaires en cours semblent parties pour se retrouver dans le même cul-de-sac. Les 263 M$ de bonus dissimulés par le patron de Lehman sont une paille à côté des 50 Mds$ d’emprunts que la banque d’affaires avait fait disparaître de son bilan, grâce à l’artifice désormais connu du « Repo 105 ». C’est un fait avéré et reconnu par de nombreux témoins.
Mais une rumeur prospère ces temps-ci à Wall Street : la SEC et le DoJ ne vont pas chercher à inculper qui que ce soit.Pourquoi ? Parce que, dans ce monde-là, la justice n’est pas rendue à travers l’affrontement entre un procureur et des avocats de la défense, dans un tribunal à l’atmosphère irrespirable. Non, tout se règle entre gens de bonne compagnie, dans une ambiance de cocktail mondain. Peter Bresnan, ancien directeur adjoint de l’application de la loi à la SEC, est aujourd’hui partenaire chez Simpson Thacher & Bartlett à Washington. Walter Ricciardi, ex-deuxième directeur adjoint de l’application de la loi à la SEC, est désormais partenaire auprès de Paul, Weiss, Rifkind, Wharton & Garrison à Manhattan. George Curtis, autrefois troisième directeur adjoint de l’application de la loi à la SEC, roule désormais comme partenaire de Gibson, Dunn & Crutcher à Denver. Wayne Carlin, précédemment directeur régional de la SEC à New York, fait désormais partie des partenaires de Wachtell, Lipton, Rosen & Katz à Manhattan. Mark Schonfeld, également ex-directeur régional de la SEC à New York, a troqué ses habits de flic de la Bourse pour ceux, plus seyants, de partenaire chez Gibson, Dunn & Crutcher à Manhattan. Linda Thomsen, alors directrice de l’application de la loi à la SEC, est désormais partenaire chez Davis Polk & Wardwell à Washington.
C’est limpide : les spécialistes de ce monde-là passent leur temps à travailler pour Wall Street puis à rejoindre les rangs de la SEC, avant de revenir dans une grande banque ou dans un cabinet d’avocats en vue.
Tuer la poule aux œufs d’or correspondrait à se tirer une balle dans le pied.
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