J'ai proposé quelques questions à Philippe Cohen. Voici ses réponses, et l'interview d'un journaliste par un blogueur associé.
Simple blogueur associé à Marianne2, je ne partage pas tous les points de vue défendus par Philippe Cohen ci-après. Par exemple, je considère que le FN est un parti fasciste quasiment au sens historique du terme ; qu'il faut le stigmatiser ; que les dérapages de Robert Ménard ou d'Eric Zemmour ne méritent une quelconque attention. Je le rejoins sur le triste constat que près de 10 ans après le 21 avril 2002, le personnel politique, à gauche, n'est toujours pas au diapason de son électorat. Finalement, ces désaccords me paraissent mineurs en comparaison de l'opprobre politiquement correcte qu'une poignée de journalistes d'un magazine concurrent a tenté, en vain, de jeter sur Marianne2 et son rédacteur en chef.
Juan : « Partagez vous un quelconque point d'accord avec Marine Le Pen ? »
Philippe : « La question renvoie à une suspicion insupportable. Qui peut dire qu’il n’est d’accordavec rien de ce que propose Marine Le Pen, laquelle ne sait même pas encore ce que sera son programme pour 2012 ? Faut-il, pour ne pas être considéré comme un fasciste, affirmer qu’on n’est d’accord en rien avec Marine Le Pen ? C’est considérer Marine Le Pen comme son père, comme le diable absolu. Or, cela n’existe pas.
Dans les Provinciales, Pascal avait évoqué ce qu’il appelait les « hérésies imaginaires » : ferraillant contre les jansénistes, les théologiens de la Sorbonne leur reprochaient des textes qu’ils n’avaient pas écrits et des paroles qu’ils n’avaient pas prononcées . C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui : le Front National passe 10 à 20% des voix dans les sondages et dans les élections, son poids a plus que doublé dans les classes populaires : les études le créditent de près de 40% des voix parmi les ouvriers et les employés. C’est dire que sociologiquement, l’électorat lepéniste est aujourd'hui plus à gauche que celui du Parti socialiste !
Et au lieu de s’interroger sur sa propre responsabilité dans cette déroute, une partie de la gauche choisit des boucs-émissaires : c’est la faute à Eric Zemmour, à Robert Ménard, à Elisabeth Lévy, à Philippe Cohen, à Philippe Bilger, à Luc Ferry, à Emmanuel Todd, et j’en passe, la liste commence à être longue, tous accusés d’avoir plus ou moins diffusé des fragments de pensée crypto-lépénistes. Voilà les hérésies imaginaires, car toutes ces personnes ne sont d’accord ni entre elles ni avec le Front national. Tout cela est absurde et dangereux.
La vraie cause de la montée du Front national n’est pas si difficile à identifier : c’est la montée du chômage, le fait que 25% des salariés français gagnent moins de 750 € et l’incapacité des dirigeants de droite comme de gauche à offrir une alternative crédible à la déconfiture du capitalisme financier. C’est cela qu’il faut combattre et résoudre si l’on entend bloquer la montée du FN. D’autant que justement, Marine Le Pen n’est pas son père, qu’elle s’affiche comme réfractaire à tout racisme ou antisémitisme et qu’elle a donné une dimension économique et sociale au programme du FN : elle défend l’échelle mobile des salaires abandonnée par la gauche, les 35 heures, la retraite à 60 et surtout la sortie de l’euro. Seule la préférence nationale et le non-remboursement de l’avortement semblent la rattacher au FN de Jean-Marie Le Pen.»
Juan : « Pourquoi Ariane Chemin vous a-t-elle assimilé à un "souverainiste" sensible à la vulgate sociale de Marine Le Pen ?»
Philippe : « Il faut le lui demander. Je ne me suis jamais revendiqué du souverainisme, mêmesi cette étiquette n’a rien, à mes yeux, d’infamant : parmi les premiers résistants, il y avait plus de royalistes – les souverainistes de l’époque - que de socialistes. Dans cette affaire, on confond deux choses très différentes : mon point de vue de citoyen (qui ne regarde que moi) et mon travail de journaliste. Il se trouve que, voici un an, pressentant la montée du Front national, j’ai décidé de suivre pour Marianne l’actualité de ce parti.
Je crois avoir été l’un des premiers – les articles du Marianne 2 peuvent en témoigner – à identifier le rebond du FN et à analyser la nouvelle stratégie de Marine Le Pen, visant à ramasser certaines valeurs de la république abandonnées par une grande partie de la gauche, notamment, la laïcité, la défense du service public et de l’état. Je l’ai fait justement pour mettre en garde la gauche et, au-delà, l’opposition républicaine à Sarkozy et on m’accuse d’être un fourrier du lepénisme sous prétexte que mes articles ne sont pas des tracts anti-fascistes !
Ca me rappelle la chanson de Guy Béart : « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté ! » Je n’ai jamais cru pour ma part que le Front national était un parti fasciste, et je n’ai jamais lu un historien sérieux qui ait qualifié ce parti de fasciste. Fasciste signifie notamment que l’on entend prendre ou garder le pouvoir par la force. Rien ne permet de déceler un tel dessein dans les discours ou les actes des Le Pen, père ou fille !
Juan : « S'agit-il d'un règlement de comptes entre journalistes ? »
Philippe : « Il est possible qu’Ariane Chemin n’ait pas digéré certains chapitres de la Face cachée du Monde qui concernait la couverture journalistique de la Corse au moment de l’assassinat du préfet Erignac et de la cavale d’Yvan Colonna. Mais je crois que cette polémique renvoie à des questions qui se posent à toute la gauche et, au-delà à tous les républicains : pourquoi la gauche ne profite-t-elle pas vraiment de la plus grosse crise financière de puis 1929 ? Pourquoi l’affaiblissement de Nicolas Sarkozy profite-t-il davantage au Front national qu’à la gauche ou au centre ? Pourquoi les gens du peuple, et notamment les classes d’âge actives (les 24-49 ans) sont-ils si séduits par Marine Le Pen ? Nous ne pourrons éviter de répondre sérieusement à ces questions si nous ne voulons pas laisser un boulevard à quatre voix au Front national.
Au lieu de répondre à ces questions, une partie de la gauche préfère stigmatiser ceux qui osent aborder les thématiques du FN. Ainsi, il ne faudrait parler ni de l’immigration, ni de l’insécurité grandissante, ni des excès de l’islamisme radical. Déjà stupide en soi, cette logique aboutit aujourd’hui à une impasse : puisque Marine Le Pen parle du chômage et de la crise de l’euro, il faudrait aussi éviter ces questions ? Il faut que les responsables de la gauche se réveillent ! »
Juan : « Connaissez-vous personnellement Laurent Joffrin, le patron du Nouvel Observateur, ou Ariane Chemin ? »
Philippe : « Non. Disons que je le connais surtout parce que je le lis depuis longtemps et que j’ai fréquenté pendant quelques années le Club Danton dans lequel il m’avait invité. Lors d’une réunion mensuelle, nous étions une quarantaine de hauts fonctionnaires, de jorunalistes, d’économistes et de chercheurs à échanger avec un homme politique ou un responsable économique.
A vrai dire, je ne comprends pas bien ses motivations d’aujourd’hui pour me dénoncer par sous-entendu de surcroit, quand il évoque, dans un édito « tel Républicain national de Marianne (combattu par ses confrères) » . Il connaît mes analyses depuis des années et je n’ai pas beaucoup varié au cours de ces denrières années : dès 1997 et 1998, je m’étais, dans deux ouvrages (« le Bluff républicain » et « Protéger ou disparaître »), démarqué de l’anti-fascisme de la gauche qui m’a toujours paru infantile et surtout contre-productif.
Juan : « Pourquoi avez -vous critiqué, plutôt violemment, la chronique humoristique de Sophia Aram qui traitait les électeurs frontistes de "gros cons" ? »
Philippe : « Je n’ai jamais rien écrit sur Sophia Aram. Quand elle a traité les électeurs frontistes de « Gros cons », Marianne2 a publié deux blogs, l’un, hostile de Philippe Bilger, l’autre plutôt favorable du blogueur Variae, proche de Julien Dray. Ce qu’a écrit Sophia Aram dans le Monde (elle y évoque trois articles contre elle) est factuellement faux. Ceci étant, sur le fond, dans les années 1980, Bernard Tapie s’était comporté un peu comme Sophia Aram en traitant les électeurs lepénistes de salauds. On connaît l’inefficacité de ce genre d’invective qui soulage ses auteurs sans faire avancer d’un iota la cause qu’ils défendent.
Juan : « Pourquoi certains pensent-ils que Marianne n'est pas "suffisamment" critique contre le Front national ? Est-ce votre sentiment ? »
Philippe : « Certains, à gauche, pensent qu’il convient de maintenir le principe du cordon sanitaire vis à vis du Front national, et donc considérer que sa fille ne fait que poursuivre l’oeuvre de son père. Ce débat existe à Marianne aussi. Ariane Chemin nous a reproché de faire des unes plus dures contre Sarkozy que contre Marine Le Pen.
En réalité, nous avons cherché à la fois à expliquer la montée du Front national et à interpeller la gauche libérale et la droite sarkozyste sur leur responsabilité dans ce phénomène. Serait-il plus pertinent plus efficace de clamer F comme fasciste, N comme nazi, etc ? Je ne le crois pas. »