Le premier rôle qui me vient à l’esprit lorsque je pense à Peter Sellers, c’est Hrundi V. Bakshi, son acteur indien raté mais inénarrable ruinant une fiesta hollywoodienne avec une candeur sans pareille. Son visage grimé, son irrésistible accent indien et le burlesque du scénario de Blake Edwards ont inscrit La Party au Panthéon des comédies américaines. Quand je pense à Peter Sellers, je le vois donc le menton collé à la table et se prenant la porte de la cuisine à chaque fois qu’elle s’ouvre. Je le vois nourrir le perroquet avec ses « birdie num nums ». Et quelques secondes après avoir pensé à Bakshi, je m’en veux de n’avoir pas pensé en premier à Docteur Folamour et la fameuse triple performance de Sellers, en Folamour, en militaire britannique et en Président des États-Unis. Une performance folle et absolument géniale qui doit certainement rendre vert tout acteur qui se respecte.
Il y a longtemps que je voulais voir un certain film de l’acteur fétiche de Stanley Kubrick (c’est un raccourci, mais ils sont peu à avoir tourné plus d’un film avec le réalisateur de Lolita), un film tourné à la fin de sa vie, Bienvenue Mister Chance. Tout d’abord parce que de Tueurs de Dames à la série des Panthère Rose, en passant évidemment par les deux films cités plus haut, je suis un admirateur de Sellers. Mais aussi parce que le comédien travaillait pour l’occasion avec Hal Ashby, cinéaste phare du « Nouvel Hollywood » des années 70 avec des films comme Harold et Maude, La dernière corvée ou Le retour, et que mes lacunes sur le réalisateur sont trop grandes pour passer à coté d’une ressortie en copie neuve annoncée depuis des mois.
A une époque, je préférais la salle Henri Langlois du Grand Action. Le fait que j’ai vu sur cet écran un de mes films préférés, Rio Bravo de Howard Hawks, a dû jouer en sa faveur, mais j’ai depuis changé d’avis et ma préférence va désormais à la salle Henri Ginet. Si elle est plus petite, l’écran courbe est parfait et surtout, les fauteuils sont d’un confort d’une autre dimension par rapport à la salle Langlois. C’est donc sans regret que j’ai laissé passer près de trois semaines avant de venir voir Bienvenue Mister Chance au cinéma de la rue des Écoles, histoire de le voir dans la salle que j’affectionne le plus.
On est un mardi, la séance est à 17h30. A la caisse, juste devant moi, un vieux monsieur vient lui aussi pour le Peter Sellers. Lorsque j’arrive, il est en pleine discussion avec la caissière du Grand Action, une histoire de carte apparemment, le vieil homme ronchonne avec bonne humeur sur le fait que Le Despérado (anciennement Action Écoles), le cinéma voisin récemment repris par Jean-Pierre Mocky, n’accepte pas la Carte Illimitée. « Je vais aller lui parler moi à Mocky ! » dit-il avec le sourire. Une fois son billet imprimé, la jeune femme lui indique qu’il faut encore patienter un dizaine de minutes avant de rentrer en salle. « Ah bon ? » répond-il. « Bon bah en attendant je vais aller draguer une jolie fille moi ! A mon âge vous savez, je risque plus grand-chose » continue-t-il en riant. J’aurais juré que c’était l’employée du cinéma qu’il draguait…
Malheureusement le vieil homme n’était pas aussi sympathique dans la salle qu’à la caisse, son téléphone ayant sonné deux fois pendant le film, et plutôt que de l’éteindre, ce cher monsieur préférait décrocher et sortir de la salle pour répondre. Pas cool papy. Heureusement, voir Shirley MacLaine, Melvyn Douglas et Jack Warden se prendre de passion pour Peter Sellers à l’écran fait vite oublier qu’il y a des spectateurs dans la salle.
Sellers campe Chance, un homme simple d’esprit qui a vécu toute sa vie dans une maison qu’il doit quitter. Il y était jardinier, et son patron vient de décéder. Il n’est pas sorti dans les rues de Washington depuis des décennies, ne sait ni lire ni écrire, et le voici plongé dans l’Amérique des années 70. Suite à un petit accident, il va se trouver convalescent chez un couple riche et puissant dont le mari est en train de mourir. Ils ne comprennent pas qui est Chance et voit dans cet homme aux phrases simples et aux pensées étranges un sage qu’ils vont introduire dans les arcanes de Washington.
Chance, c’était Forrest Gump avant l’heure. Un gentil couillon transformé en héros par des gens incapables de reconnaître le premier degré de l’homme. Il ne connaît le monde qu’à travers ce que sa télévision lui a appris et n’aime rien tant que jardiner et parler des plantes. Aux yeux des politiques et riches industriels, ses discours sur le temps, les saisons et les fleurs passent pour du second degré, des métaphores sages qui vont faussement transformer notre simple jardinier qui n’y voit que du feu en un homme perspicace et important.
Au premier abord bercé d’une douce mélancolie, Bienvenue Mister Chance (en VO, "Being There", titre plus subtil) bascule au fil de son récit vers une comédie de moins en moins déguisée, raillant les grands de ce monde tellement cyniques qu’ils sont incapables de reconnaître la candeur lorsqu’elle est sous leur nez. Comme dans Harold et Maude, Ashby baigne son film d’une atmosphère crépusculaire dans laquelle la mort accompagne la vie à chaque instant. Ironiquement, le film était sorti en salles en France quelques jours après le décès de Peter Sellers, à l’été 1980. Ce qui avait sans aucun doute renforcé la mélancolie de ce conte humain. Une mélancolie encore palpable aujourd’hui. Hrundi V. Bakshi et Folamour vont pouvoir laisser une place pour Chance dans mon panthéon Sellers.