On pourrait penser qu’une exposition sur le corps en photographie ne ferait que reprendre un sujet éculé, rebattu, sur lequel on n’a plus rien à dire, même en la titrant « Le corps comme langage », titre qui, se référant au livre de Lea Vergine, fait d’abord penser au body-art. On pourrait craindre qu’en se limitant aux années 60 et 70, on fasse la part trop belle à l’environnement social, politique et culturel, à la libération du corps qui marqua ces deux décennies, de Woodstock et du Living Theatre aux happenings et aux soutiens-gorge en flammes. On pourrait donc avoir peur de s’ennuyer un peu en allant visiter cette exposition au Musée de la Photographie Contemporaine en banlieue milanaise (jusqu’au 11 septembre).
Magazine Beaux Arts
Et il y a en effet ici un certain nombre de photographies sur le corps qui, au-delà de leur beauté intrinsèque, toujours très forte, n’apportent pas grand-chose de plus : ainsi les nus « artistiques » de Carla Cerati, dans la lignée de Brandt ou de Man Ray ; ainsi les très belles photos par Maurizio Buscarino d’un acteur ‘habité’, Francisco Copello ; ainsi les autoportraits en performance de Günter Brus, entre butô et actionnisme. Déjà, les autoportraits de Paola Mattioli, le visage caché par l’appareil ou le corps flou en mouvement, vont plus loin dans la réflexion sur l’impossibilité de se représenter.
Mais, à mes yeux, l’intérêt essentiel de cette exposition réside dans l’utilisation du corps comme support de l’image, et dans celle de l’image comme support du corps. Que David Bailey nous montre des corps tatoués, que Eugenio Carmi réalise des ‘chromocynclasmes’ colorés, peintures abstraites sur des fragments de corps devenus ainsi quasi méconnaissables, ou que, loin des paysages et des immeubles, Gabriele Basilico joue avec des corps réceptacles de lumière, sur lesquels le bronzage sera comme une écriture de lumière (‘In pieno sole’ ; on pense au travail de Denis Oppenheim), nous avons là trois exemples d’un corps écran, d’un corps support de l’image. À l’autre bout, les photogrammes (ou plutôt les reproductions en miniature de photogrammes –rien à voir avec l’exposition au V&A) de Floris Neusüss sont des empreintes, des traces que le corps laisse sur le papier photosensible.
Très ambiguë sous cet angle est une série de huit photographies de Christian Vogt (‘In Camera ; Nu féminin’) où une femme nue crève une paroi de papier noir obturant un passage en passant au travers ; une fois le papier déchiré, une fois la femme venue d’ailleurs passée de notre côté, des lambeaux de papier adhèrent encore à son corps et ces lambeaux portent l’image du corps, ainsi dédoublé : support et empreinte se confondent. Dans la dernière image, le modèle est parti, ne reste plus que l’hymen déchiré de la paroi de papier.
De même, les polaroïds de Paolo Gioli déclinent l’image du corps nu sur une fine pellicule de soie qui se superpose à la ‘peau’ du polaroïd. Le corps féminin devient ici, au comble de l’érotisme, un champ expérimental sur la matière photographique même.
À l’étage en dessous, dans l’exposition des photographies de mode et de publicité de Klaus Zaugg (jusqu’au 31 juillet), un peu trop léchées, on tombe en arrêt devant une ‘Klaustrofobia’ de 1990, un autoportrait où son visage semble n’être plus fait que de bandelettes, comme un vide emballé, comme l’Homme Invisible, s’il n’y avait ses yeux au regard intense et stupéfiant.