(J-Drama) Fumou Chitai : le traumatisme d'un homme, la reconstruction d'un pays dans le Japon de l'après-guerre

Publié le 20 avril 2011 par Myteleisrich @myteleisrich

 

En ce mercredi asiatique, la série dont je vais vous parler aujourd'hui est une oeuvre particulière. Je ne suis pas quelqu'un qui aime surenchérir dans la course aux superlatifs, et j'ai bien conscience d'avoir encore beaucoup à apprendre et à découvrir du petit écran japonais, mais je peux écrire sans hésiter que je n'avais encore jamais visionné de série semblable à Fumou Chitai. Elle dispose d'un concept fort, dans un cadre au parfum également à part, celui de l'après-guerre au Japon. Il y a une richesse et une consistance narratives constantes absolument fascinantes dans ce drama, où l'intime côtoie l'historique.

Marquant le cinquantième anniversaire de Fuji TV, Fumou Chitai a été diffusée du 15 octobre 2009 au 11 mars 2010. Comportant en tout 19 épisodes, elle est l'adaptation d'un roman à succès, portant le même titre, écrit par Yamazaki Toyoko à qui l'on doit également le livre ayant servi de base à un autre drama, lui aussi incontournable, avec lequel cette série partage certaines thématiques, Karei Naru Ichizoku. A noter, enfin, que Fumou Chitai avait déjà été porté au petit écran en 1979, dans une première série qui comportait elle 31 épisodes.

En somme, cette série fait partie des oeuvres qui, par leur densité, par les thématiques si riches qu'elles soulèvent, intimident quelque peu le critique. Il est difficile de lui rendre pleinement justice ; mais je vais quand même essayer de vous expliquer ce que j'ai trouvé et ressenti dans ce drama que je conseille vraiment à tous, familiers du petit écran japonais ou non.

Fumou Chitai s'ouvre en 1945 sur la capitulation japonaise, marquant la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Iki Tadashi est alors un stratège au sein de l'armée impériale. Si comme beaucoup, il écoute avec une forme d'incrédulité le discours de reddition de l'Empereur, il est cependant envoyé en Chine pour s'assurer que les forces armées japonaises respectent bien ces ordres univoques. Devant l'avancée des soldats russes, il ne peut se résoudre à regagner à temps le Japon et décide de rester auprès de ses hommes. Fait prisonnier, il est expédié en Union Soviétique. Il bénéficie au début d'un traitement de faveur dans un contexte de (pré-)Guerre Froide, les Russes espérant obtenir un témoignage compromettant pour remettre en cause la thèse américaine exonérant l'Empereur japonais. Mais devant son refus catégorique, Iki Tadashi est finalement condamné à une longue peine de travaux forcés.

Il restera dans les camps de travail de Sibérie jusqu'en 1956, soit onze années passées dans l'enfer des goulags russes. Les conditions de vie si difficiles eurent raison de nombreux prisonniers. Ce qui permit à Iki Tadashi de survivre, c'est non seulement la pensée de sa famille, mais également le souvenir de tous ses camarades qui s'éteignirent sous ses yeux, tombés d'épuisement, de malnutrition ou pour qui, une fois l'espoir disparu, le suicide apparut comme le seul recours pour en finir avec toutes ces souffrances. Après tant d'années loin des siens et de son pays, le retour au Japon ne s'opère pas sans une phase d'adaptation douloureuse. Sa femme s'est mise à travailler pour subvenir à leurs besoins. Sa fille craint plus que tout que son père poursuive dans cette carrière militaire tant honnie. Quant à son fils, n'ayant connu son père que par une idéalisation enfantine d'une figure militaire lointaine, il ne le reconnaît pas.

Pour reprendre le cours de sa vie mise en hiatus pendant plus d'une décennie, et dont il gardera à jamais le traumatisme au plus profond de lui, Iki Tadashi se tourne finalement vers une carrière civile. Déjà dans la force de l'âge, peut-il vraiment se reconstruire dans le domaine du commerce qui lui est totalement étranger ? Il sera pourtant le témoin privilégié, et un des acteurs, de la restructuration économique japonaise au cours de deux décennies cruciales jusqu'à la fin des années 70.

Fumou Chitai, c'est tout d'abord une fresque, grande et ambitieuse, dont une des réussites va être de savoir mêler l'historique et le personnel. Elle y parvient en suivant le parcours d'Iki Tadashi, fil conducteur du drama, dont la destinée apparaît liée à celle de son pays. Au sortir de la défaite, le pays est à reconstruire économiquement, mais aussi socialement, de la même manière que la vie d'Iki Tadashi est à rebâtir lorsqu'il revient de Sibérie après ces onze années perdues. Les fictions se déroulant dans une période d'après-guerre ont souvent un parfum assez particulier, et ce drama n'y déroge pas. Jusqu'à présent, j'ai assez peu vu ou lu d'oeuvres sur cette époque au Japon, à l'exception peut-être du Soldat Dieu de Koji Wakamatsu qui traite plutôt du militarisme japonais précédant la défaite. Toujours est-il que l'évocation de cette fin de guerre constitue une première thématique forte de ce drama, évoquée de la perspective du personnage principal.

La série aborde ce sujet difficile avec une maîtrise et un aplomb à saluer. Même si vous ne deviez pas poursuivre au-delà, je ne saurais trop vous conseiller de prendre le temps de regarder au moins le pilote, très long (plus d'1h50), mais absolument fascinant, qui nous relate la façon dont Iki Tadashi va vivre la capitulation et les années de détention. Fumou Chitai opte pour une approche simple, sans pathos inutile et dépourvue du moindre excès dans la mise en scène. Cette présentation confère au récit toute sa force, ainsi que son intérêt. Car cette sobriété bienvenue accentue l'intensité des évènements relatés, renforçant l'impression d'authenticité et de rigueur historique. Si la série montre peu le Japon durant cette période, la question des prisonniers de guerre internés en Union Soviétique est en revanche traitée avec soin. J'avoue que c'est un sujet dont j'ignorais tout avant de visionner ce drama ; mais plus de 500.000 soldats japonais qui se trouvaient sur le continent lors de la capitulation passèrent ainsi par les camps russes. En raison de son grade (et de son manque de coopération), Iki Tadashi sera condamné par un tribunal militaire soviétique, ce qui explique qu'il fera partie de ceux qui subiront la plus longue durée d'emprisonnement.

Au-delà de la reconstitution historique, cette détention sibérienne va permettre à Fumou Chitai d'explorer une dimension plus intime, en un sens plus déchirante, à travers la figure complexe de son personnage central. Car si la série va ensuite de l'avant, tournée vers le futur à l'image d'une société qui souhaite se rebâtir, le traumatisme constitué par ces années en Sibérie ne va jamais s'effacer. La portée symbolique du générique de fin est à ce titre révélatrice : il se charge de nous rappeler que c'est dans cet enfer blanc que la volonté de continuer à vivre d'Iki Tadashi trouve sa fondation. Cette dernière se résume en un simple commandement : servir son pays. Mais s'il s'efforce de retrouver un équilibre dans sa vie familiale, s'il amorce avec assurance une ascension professionnelle impressionnante, cette reconstruction n'est qu'illusoire. Elle n'est qu'une apparence, une façade de survie au sujet de laquelle même Iki Tadashi se ment parfois, mais dont chacun de ses actes va nous démontrer la vanité.

Car une partie du personnage est bien morte en Union Soviétique. Ce pacte qu'il a fait avec lui-même, cette ligne de conduite qu'il s'est fixé, survivre pour servir son pays, il la suivra certes longtemps sans recul. Jusqu'aux dernières années où la remise en cause de ses certitudes lui feront prendre conscience de ses priorités. Akitsu Chisato l'accusera d'égoïsme, mais en réalité, le choix final de retourner en pèlerinage en Sibérie ne vient que confirmer ce que le téléspectateur a compris depuis longtemps. Si Iki Tadashi s'est assigné un devoir, assumant les responsabilités qu'il devait à ses hommes, à sa famille et à son pays, lui-même n'a jamais su ou pu recommencer sa vie. Tous les espoirs d'un futur auquel il aurait droit sont morts en même temps que ses camarades, ceux qui se sont suicidés sous ses yeux comme ceux qui ont succombé aux mauvais traitements. C'est seulement à la fin de la série qu'Iki Tadashi semble le reconnaître et l'accepter.

Laissant une place pour l'interprétation d'un téléspectateur captivé, l'approche psychologique de Fumou Chitai est d'une finesse assez fascinante, traitant de façon très nuancée, avec beaucoup de non-dits de ce fil rouge central. S'assurant ainsi d'une fondation très solide, le drama va pouvoir investir d'autres enjeux immédiats, et notamment les questions économiques.

L'industriel, c'est en effet le thème le plus directement évoqué par Fumou Chitai. Cela le rapproche de Karei Naru Ichizoku, sans pour autant que les deux dramas se confondent. Dénuée de tous les ingrédients empruntés aux soaps qui faisaient la marque du second, Fumou Chitai apparaît plus rigoureuse et documentée dans son approche, sans pour autant être moins accessible. En effet, la série ne va avoir aucune difficulté à retenir l'attention du téléspectateur sur des enjeux qui touchent plutôt à des problématiques de stratégie industrielle. Par sa mise en scène d'une concurrence acharnée entre entreprises, ce drama s'inscrit plutôt dans le thriller financier, reprenant des codes classiques de l'espionnage : la collecte et l'analyse des données sont un travail proche de celui du renseignement. Le résultat donne un mélange des genres efficace, sachant entretenir une tension et un suspense presque inattendus.

Dans ce domaine économique, la série a également un intérêt historique : elle nous plonge dans le Japon de l'après-guerre, à travers plusieurs décennies d'industrialisation et de progressive ouverture au monde du pays. Nous permettant de suivre indirectement les grandes politiques et transformations initiées, Fumou Chitai éclaire sans complaisance des moeurs gouvernementales où la corruption est généralisée et apparaît normalisée, dressant ainsi un portrait peu flatteur du personnel politique dirigeant. De plus, ce récit explore le développement industriel japonais dans des domaines très divers, avec une approche résolument internationale. En effet, après avoir passé deux années à se remettre physiquement de sa détention, Iki Tadashi accepte l'offre d'emploi du président de Kinki Trading Co. La série traitera de l'industrie à travers plusieurs grands arcs narratifs successifs, en commençant par un sujet qui touche de près son héros, l'armement, pour finir par une problématique devenue centrale, le pétrole, en passant par les grandes restructurations des années 70 dans l'industrie automobile.

En outre, Fumou Chitai va savoir investir une dimension humaine grâce à laquelle le téléspectateur va s'attacher à son univers. La rigidité, toute militaire pourrait-on dire, d'Iki Tadashi qui s'attache à ses principes et à une probité qui tranchent dans ce milieu, ne sera pas toujours dénuée d'ambivalence. Si, initialement, c'est l'invocation d'intérêts supérieurs nationaux qui semble justifier le recours à des moyens peu recommandables, un glissement est perceptible dans l'ordre des priorités du personnage. Toujours présentée sous couvert de servir son pays, la dernière intrigue pétrolière montre toutes les limites, voire l'hypocrisie, de ce raisonnement et les transformations d'Iki Tadashi au contact d'un milieu industriel dont il a désormais pleinement intégré les codes, même s'il s'en défend. Fumou Chitai permet d'ailleurs de nous immerger de façon crispante et prenante dans ce monde des affaires, où les ambitions et les égos conditionnent de fragiles alliances de circonstances et où chacun cultive des inimités qui traversent les années. L'ultra-concurrentiel offre une forme de prolongement civil à l'affrontement militaire ; le parallèle opéré grâce aux mises en oeuvre des stratégies d'Iki Tadashi est à ce titre très révélateur.

Pour autant, Fumou Chitai aborde aussi un registre plus intime, voire sentimental. Plusieurs figures féminines vont en effet marquer la vie d'Iki Tadashi, chacune représentant une conception différente de la femme. Yoshiko est l'épouse à la fidélité sans faille, qui se sera sacrifiée elle aussi pendant ces onze années pour faire survivre sa famille. Renvoyant à la conception familiale japonaise traditionnelle, elle gagne en importance au fil des épisodes : loin d'être effacée, elle acquiert une épaisseur et une dimension presque tragique dans son obstination à essayer de maintenir unie une famille dont la Sibérie n'a laissé, sur bien des points, qu'une coquille vide. Avec Akitsu Chisato, il y a un changement de génération : c'est une femme active, pour qui le bonheur importe, seul le mariage d'amour se justifiant à ses yeux. Sa relation avec Iki Tadashi est particulièrement bien traitée. Toute en nuances, elle sonne très authentique par le carcan dans lequel elle se développe. Si Chisato privilégiera les sentiments à la raison, elle n'en recueillera pas les bénéfices En effet, celui qu'elle aime a perdu en Sibérie cet élément précieux qu'est la capacité à pouvoir se construire un futur. Enfin, de façon plus incidente, il est également possible d'évoquer Hamanaka Beniko, symbole, elle, de la femme fatale qui a gagné une forme de liberté en embrassant et dépassant les conventions sociales de son milieu aisé. Toutes trois enrichissent la série, vis-à-vis de caractère permettant de remettre en cause les certitudes d'Iki Tadashi.

Appliquée et solide sur le fond, Fumou Chitai l'est également sur la forme. Sa réalisation est soignée, bénéficiant d'une photographie qui sied parfaitement à l'atmosphère de la série qui va traverser les décennies en partant du milieu du XXe siècle. Les teintes choisies mettent d'ailleurs bien en exergue l'effort de reconstitution historique. Cette sobriété, qui n'est pas pour autant frodie, est d'autant plus appréciable qu'elle confère une classe à part à la série. La maîtrise d'ensemble se ressent tout particulièrement par un certain nombre de plans qui dépassent le simple fonctionnel, pour réellement investir une mise en scène symbolique.

Par ailleurs, la série bénéficie d'une belle bande-son qui s'impose rapidement comme un outil de narration à part entière, accompagnant et rythmant l'intensité du récit, tout en permettant de refléter l'ambiance particulière de l'histoire. Toujours utilisée à bon escient, composée d'instrumentaux de musique classique, elle a été composée par Kanno Yugo. Je vous avoue que, depuis plusieurs jours, j'écoute le CD de l'OST indépendamment avec beaucoup de plaisir. Il convient également de saluer la chanson du générique de fin (Tom Traubert's Blues, par Tom Waits) : ce morceau anglophone, inattendu, déstabilise dans un premier temps, mais le téléspectateur prend rapidement conscience de sa réelle portée : cette complainte lancinante est un cri déchirant, écho parfait à ce que ressent le héros de ce drama.

Enfin, Fumou Chitai bénéficie d'un casting très solide qui permet d'asseoir efficacement l'histoire. Tout d'abord, il faut saluer la performance de Karasawa Toshiaki : il est vraiment fascinant dans sa façon d'interpréter de manière extrêmement sobre un personnage dont l'inexpressivité est souvent interprétée comme une forme d'insensibilité. Le détachement qu'il cultive renforce l'impression que Iki Tadashi demeure une sorte d'observateur extérieur des évènements, même s'il influe sur eux : une partie de lui-même est resté dans cette Sibérie qui a glacé une part d'humanité. Cette approche du personnage permet également de rendre encore plus marquante les scènes au cours desquelles la façade se fissure en des éclats d'émotion poignants.

A ses côtés, les personnalités féminines l'entourant, toutes très différentes, sont incarnées de façon convaincante par Wakui Emi (Hanayome to Papa), parfaite en épouse dévouée, par Koyuki (Engine), l'artiste de céramique, et enfin par Amami Yuki (BOSS, Gold), en femme fatale absolument resplendissante. Autre figure ayant son importance, la fille de Iki Tadashi est interprétée par Tabe Mikako (Deka Wanko). Parallèlement, au sein de l'entreprise, j'ai retrouvé avec beaucoup de plasir Takenouchi Yutaka (BOSS), en subordonné passionné par l'exploitation pétrolière. On croise également Harada Yoshio (Engine), Kishibe Ittoku (Arifureta Kiseki), Endo Kenichi (Gaiji Keisatsu) en concurrent qui prend très vite l'affrontemet personnellement et Abe Sadao (Dare Yorimo Mama wo Ai su) en journaliste toujours en quête d'un scoop.

Bilan : Fumou Chitai, c'est une fresque fascinante, éprouvante, d'une richesse rare par sa capacité à jouer sur tous les registres de la fiction. C'est l'histoire d'une reconstruction personnelle impossible, sur fond de refondation économique et sociale d'un pays sorti exangue de la Seconde Guerre Mondiale. Récit politico-industriel à l'intérêt historique indéniable, le fil rouge de Fumou Chitai reste pourtant, en premier lieu, celui d'un drame humain. La série nous relate le parcours d'un ancien soldat, prisonnier de guerre marqué par la défaite et par onze années de captivité qui ont irrémédiablement brisé quelque chose en lui. Son sens du devoir lui donnera les ressources nécessaires pour aller de l'avant et entreprendre tous ces projets que le téléspectateur suivra avec attention. Mais, même le temps ne saura effacer ce traumatisme central qui nous sera constamment rappelé.


Si j'ai conscience de la longueur intimidante de cette review, je finis pourtant ma critique en ayant encore l'impression d'avoir tant à dire sur certains aspects que j'ai passés sous silence. C'est vous dire la densité de ce drama à part. Une série incontournable.


NOTE : 9,5/10


Le générique de fin (la chanson : Tom Traubert's Blues, par Tom Waits) :



Une musique de l'OST (le thème principal) :