Des ingrédients de la musique, la virtuosité n’est pas des moindres, à condition qu’elle soit bien employée, c’est-à-dire jamais gratuite. C’est le cas chez Liszt. Ce Hongrois (que les Français voudraient parfois s’approprier, mais non, Liszt était bien Hongrois, même s’il a longtemps vécu en France) a su repousser les limites de son instrument, et mettre sa fabuleuse technique au service de la musique. Si je lui fais aujourd’hui une place dans mon coin des maudits, c’est d’abord pour une raison bêtement commémorative : Franz Liszt est né le 22 octobre 1811 (et mort en 1886). De toutes les raisons de parler d’un compositeur, le bicentenaire de sa naissance est peut-être la plus bête, mais est-ce pour autant une raison de n’en point parler ? Cependant, pour être fidèle à cette « ligne éditoriale » qui est la mienne, je ne vous parlerai ni de la Sonate, ni des Rhapsodies hongroises, ni même des Années de pèlerinage, mais de trois œuvres plus méconnues, et pour lesquelles j’ai une tendresse particulière.
On peut certainement tracer une ligne stylistique de Bach à Ravel, en passant par Mozart et Chopin. Mais il en est une autre, qui de Bach passe directement à Franz Liszt, et conduit à Claude Debussy. (Franz Liszt était un fervent interprète de Jean-Sébastien Bach, dont il a étudié l’œuvre dès son plus jeune âge.) Oui, le piano visionnaire et imagé de Claude Debussy, ce piano que l’on qualifie souvent « d’impressionniste », trouve sa source chez Franz Liszt. Un exemple vaut tous les discours, voici donc les Murmures de la forêt, Étude tirée des deux Études de concert (composées en 1862-1863), cahier où l’on trouve également la célèbre Ronde des lutins. (Voici ces Murmures de la forêt : http://www.youtube.com/watch?v=TNASEb359KE.) Par quel mystère la première de ces études s’est trouvée délaissée au profit de la seconde ? Force est de constater qu’on l’entend bien peu en concert. Est-elle moins brillante ? Non. Tout au plus, on admettra qu’elle est plus développée, plus touffue. La Ronde est d’un accès plus immédiat. Mais le piano des Murmures est à n’en pas douter plus recherché. Ce bruissement d’arpèges en va et vient, dans l’aigu, sous lequel s’épanouit un chant souple et printanier, n’annonce-t-il pas le Debussy des Cloches à travers les feuilles, ou de Reflets dans l’eau ? Ce pouvoir évocateur sonore, si Debussy en a fait sa marque de fabrique, c’est à Franz Liszt que l’on en doit la découverte.
De nombreuses intégrales de l’œuvre pour piano de Franz Liszt existent, et le mélomane n’aura aucun mal à trouver un enregistrement des œuvres que je viens d’évoquer. Je ne citerai qu’une seule version, souvent considérée comme incontournable : celle du pianiste Australien Leslie Howard (Hyperion).