Par Patrick Madrolle, invité d’El Mouwaten
Parmi les nombreux États revendiquant un caractère « démocratique » il en est un qui sort incontestablement du lot : la Suisse. Un des rares pays où la société civile décide des droits des hommes politiques et non l’inverse. Un exemple qui pourrait inspirer les Tunisiens au moment de choisir le nouveau paysage institutionnel dont se dotera la Deuxième République.
(Dessin de presse : René Le Honzec)
Le contrôle de la loi constitutionnelle
Pour expliquer la force politique du peuple suisse, c’est par son pouvoir le plus important qu’il faut commencer, l’initiative référendaire constitutionnelle.
C’est pour la société civile le droit d’appeler à une modification partielle ou complète de la constitution en termes généraux. Les détails légaux qui s’y conforment étant du domaine du parlement et des décrets ministériels. Ceci implique qu’il n’y a pas de contrôle constitutionnel de la validité d’une initiative populaire autre que sur la forme.
En revanche l’exécutif peut faire une contre-proposition qui sera proposée comme alternative lors du vote, d’autres institutions telles que le parlement étant invitées à se positionner. Dans tous les cas, si les initiateurs sont satisfaits de la réponse gouvernementale, ils peuvent retirer leur projet.
Entre le lancement d’une initiative et le vote il s’écoule près de trois ans. Dix-huit mois pour le recueil des signatures auprès du public, autant pour l’élaboration d’un éventuel contre-projet gouvernemental. Ce délai qui peut sembler long a le mérite d’apaiser les passions, de permettre un gain en nuance du débat public et tend à améliorer la qualité des textes qui suivront au parlement.
Le corollaire de l’initiative référendaire constitutionnelle est le référendum constitutionnel obligatoire. C’est-à-dire l’obligation pour le gouvernement de soumettre au vote référendaire toute modification constitutionnelle, ou ratification d’un traité international ainsi que son éventuelle prolongation. De même, une loi ordinaire venant d’être votée, peut par voie référendaire être annulée, selon une procédure nécessitant moins de signatures qu’au niveau constitutionnel.
Le bannissement du culte de la personnalité
L’exécutif suisse détient une caractéristique unique en son genre, il n’y a pas de chef.
Le conseil fédéral est constitué de sept super-ministres et d’un président du conseil désigné parmi eux chaque année sans que deux mandats puissent se suivre. Ils sont élus individuellement au conseil, par vote du parlement. De fait, chacun d’entre eux, d’un bord politique ou d’un autre, doit convenir à la moitié des députés. Le résultat en est la représentation simultanée au conseil fédéral de tous les grands courants de la politique suisse. Cette cohabitation permanente est appelée démocratie de concordance, par opposition à la démocratie d’alternance présente dans tous les autres pays « démocratiques ».
Ce mode électoral tend à privilégier les candidats attachés aux dossiers et prêt à travailler sur le long terme, aux dépens de ceux, plus doués pour les promesses démagogiques et les bains de foule.
Les conseillers fédéraux se répartissent entre eux les ministères, aucun d’eux ne domine, le pouvoir exécutif est partagé, les personnalités fortes n’émergent pas, le culte de la personne non plus. Un conseiller fédéral peut être expulsé par un vote majoritaire au parlement après 4 ans de présence, il reste dans ses fonctions pour 10 ans en moyenne.
La démocratie de concordance a une importance particulière en démocratie directe, lorsqu’une proposition émane du conseil fédéral elle fait l’objet d’un consensus en son sein, au moins de façade, elle est donc fortement discutée. Il en résulte que si elle est soumise au vote du parlement, et plus encore lors d’un référendum, le débat public se fait bien plus sur le contenu du texte que sur son origine politique. Inversement dans une démocratie d’alternance, un projet émis par le gouvernement se transforme largement en plébiscite, pour ou contre la faction au pouvoir.
La démocratie directe locale
Vote des réglementations, vote des impôts, vote des projets (routes, stade, théâtre, etc.) avec leurs volet financiers, renvoi d’un élu (magistrat ou politicien), ou même vote d’une constitution locale, jonction ou sécession de collectivités locales, toutes ces décisions sont sujettes à l’initiative référendaire locale, mais son plus grand atout n’est pas cela.
Nul à l’exception des plus orgueilleux ne peut se permettre d’être certain des effets d’une nouvelle loi, dont une partie non négligeable est imprévisible et difficilement évaluable. En matière de science politique, de droit, d’économie, on apprend tous les jours, on progresse par essais et erreurs. Quand erreur il y a, mieux vaut qu’elle ne s’applique qu’à l’échelle locale ; quand succès il y a, il est bon de le faire savoir pour que d’autres s’en inspirent.
La démocratie directe locale responsabilise, permet d’innover, de copier ce qui se fait ailleurs, de comparer loin de la propagande officielle, de revenir sur ses pas quand on a fait fausse route. Elle est libre et responsable c’est un élément nécessaire au progrès du droit.
Pas de démocratie directe sans révolution
Dans la plupart des pays où elle est apparue, elle a suivi des événements politiques majeurs, en Allemagne (au niveau local) après la chute du mur de Berlin, en Suisse suite à la guerre civile religieuse du Sonderbund, en Californie pour faire face à la corruption politique massive de la part des compagnies de chemin de fer pour exproprier les fermiers.
La démocratie directe n’est jamais le fruit des élites installées. Les Suisses ont compris qu’il ne fallait pas laisser les sujets graves aux mains des hommes politiques. Tunisiens, vous avez à votre tour la chance de gagner ce que d’autres ont eu avant de haute lutte. Foncez !
Article publié originellement par El Mouwaten.