Un nouveau roman de Umberto Eco c’est toujours la promesse gourmande de longs moments de lecture érudite avec ce je ne sais quoi qui nous replonge dans la littérature du XIXe siècle, Le cimetière de Prague en est la preuve évidente.
Le romancier qui ne s’en cache pas et d’ailleurs les cite, nous entraîne dans une folle aventure digne des meilleurs Dumas ou Eugène Sue, ces spécialistes des gros pavés truffés d’histoires à rebondissements et de complots machiavéliques. Le roman se déroule entre 1830 et 1890 à travers l’Europe, où le « héros » Simon Simonini faussaire de talent et espion à la solde de tous, croisera dans le désordre, Napoléon III, Garibaldi, le roi Victor-Emmanuel, les Carbonari, les Francs-maçons, les Jésuites, des spirites, j’en passe et des meilleurs, la liste des personnages serait trop longue à énumérer. Il y a foison de complots et conspirations, des cadavres planqués dans les égouts, des messes noires, un double de Simonini en l’abbé Dalla Piccola, soyons franc, on a parfois un peu de mal à suivre tout ce beau monde dans leurs activités méprisables.
Car c’est là, le parti pris d’Umberto Eco, avoir choisi comme personnage principal de son roman ce Simonini qui s’avère être un ignoble individu, sans aucune qualité, sans morale et surtout animé d’un antisémitisme total qui motive toutes ses actions et toute sa vie. Tous les complots dans lesquels il va tremper n’ont qu’un but, discréditer les Juifs. Cador dans son métier de faussaire, il est bien vite connu sur la place et de toute l’Europe, de tous bords, les mouches attirées par ce miel utiliseront ses services pour créer de faux documents afin de faire accuser tel ou tel, et il finira par devenir le créateur du tristement célèbre Protocole des Sages de Sion, cet évangile antisémite. L’espionite atteint de tels niveaux de complexité que parfois c’en devient ridicule et comique dans les situations, Umberto Eco n’étant pas non plus avare de réflexions pleines d’humour.
Le livre aurait fait polémique en Italie – j’écris « aurait » car Eco dément et peut-être n’est-ce qu’un coup du marketing – accusant l’écrivain d’antisémitisme. Pour ma part, je dois reconnaître que ce livre me met mal à l’aise. Umberto Eco n’est pas antisémite, j’en suis certain, mais son roman trop intelligent, trop second degré (voire plus) pourrait être mal lu ou mal interprété.
Le point faible de ce roman, à mon avis, c’est qu’il est trop bien écrit ! Tous les personnages et les faits cités sont réels (sauf Simonini). Eco décrit la manière de mettre en branle le soit disant complot universel fomenté par les Juifs pour conquérir le monde, afin de mieux le dénoncer – et je maintiens que c’est son but – mais il le fait d’une telle façon, qu’à la lecture de son roman on ne s’indigne pas réellement de ce Simonini, qu’à suivre ces aventures rocambolesques on se prête au jeu du feuilleton. A compiler tout ce que la littérature antisémite à déjà semé dans l’esprit des gens, qui plus est sous cette forme romanesque admirablement écrite, il concourt à répandre ce qu’il dénonce, « les gens oublient facilement ce qu’ils ont appris et, quand on leur fait prendre pour argent comptant ce qu’ils on lu dans un roman, ils ne s’avisent que vaguement qu’ils en avaient déjà entendu parler, et ils ont confirmation de leurs croyances ». Vertigineuse mise en abîme qui d’un point vue strictement intellectuel est remarquable, mais n’est-ce pas aussi renforcer insidieusement le sentiment anti-juif de quelques esprits faibles. Si Umberto Eco voulait soulever une polémique, il y a là matière à discuter.
Pour conclure, un gros livre qui se lit comme du Dumas pour l’ampleur des aventures et des personnages et si parfois on perd un peu pied ce n’en est que plus grisant. On retrouve aussi toute l’érudition d’Eco à travers les faits historiques et les quelques mots rares (mais pas trop, ici) dont il a l’habitude de parsemer ses ouvrages et qui font mon régal. Umberto Eco fait confiance à notre intelligence pour le lire comme il convient, ne le décevons pas.
« Or précisément cette année, plus ou moins le même texte a paru dans un opuscule à Moscou. Bref, là-bas, ou là-haut si on préfère, on est en train d’organiser une affaire d’Etat autour des Juifs, qui deviennent une menace. Mais pour nous aussi ils sont une menace car à l’abri de cette Alliance Israélite se cachent les maçons, et Sa Sainteté est désormais bien décidée à déchaîner une campagne en bataille rangée contre tous ces ennemis de l’Eglise. Et voilà que, bien bon, tu reviens toi, Simonini, qui dois te faire pardonner la plaisanterie que tu m’avais jouée avec les Piémontais. Après l’avoir si bien diffamée, tu dois quelque chose àla Compagnie. Diable, ces jésuites étaient plus forts qu’Hébuterne, que Lagrange et di Saint Front, ils savaient toujours tout de tout le monde, ils n’avaient pas besoin de services secrets parce qu’ils étaient un service secret eux-mêmes ; ils avaient des frères dans chaque partie du monde et ils suivaient ce qui se disait dans chaque langue née de l’effondrement de la tour de Babel. »