A tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothingWilliam Shakespeare, Macbeth
Lorsque s'ouvre le rideau, la Maison Usher est recouverte d'un immense linceul blanc, une voix off lit la lettre qu'a adressée Roderick Usher à son ami d'enfance William: il est au plus mal et en appelle à l'amitié qui les unissait du temps de leur enfance; il est sûr que son ami répondra à son appel d'aide et viendra le visiter. Le texte de la lettre vient s'inscrire sur le linceul, comme écrit au laser, dans un remarquable effet scénique.
Le Theater-am-Gärtnerplatz a invité le metteur en scène vénézuélien Carlos Wagner qui s'est déjà illustré dans des maisons prestigieuses comme le Liceu de Barcelone ou Covent Garden, pour ne citer qu'elles. Et c'est un pur bonheur de voir sa créativité à l'oeuvre ici à Munich: Wagner place l'action dans une carcasse de baleine. La Maison Usher, par une métaphore parfaitement morbide, devient l' immense squelette d'un mammifère marin au sein duquel s'élève un escalier. La baleine est depuis Job ou Moby Dick un animal infernal qui a partie liée avec le Malin. La décomposition peut commencer!
Carlos Wagner s'est fortement laissé inspirer par le mouvement gothique pour sa mise en scène, il en a notamment adopté le code vestimentaire: outre les personnages principaux, un médecin et un serviteur et six danseurs, vêtus d'horipeaux noirs et porteurs de sombres symboles et de coiffes mystiques, vont au cours de l'opéra contribuer à installer l'atmosphère fatastique et macabre. Il combine la dynamique sombre du mouvement gothique à des allusions japonisantes issues notamment du butō, cette danse du corps obscur qui, comme le gothique, trouve des origines lointaines dans l'expressionisme allemand et qui privilégie des formes d'expressions minimalistes, un minimalisme qui se marie parfaitement bien avec celui de la musique de Philip Glass. L'utilisation de longs bâtons, dont le bâton de voyage de William , de ces bâtons de lumière que sont les néons qui descendent du cintre, et des bâtons qui forment barrière ou emprisonnent, est un des élements narratifs récurrents de la mise en scène qui trouve sans doute aussi son origine dans le butō. Les spécialistes des costumes et de l'art du maquillage trouveront en tout cas matière à réflexion dans les très belles créations d'Ariane Isabell Unfried qui marie des éléments de style gothique à d'autres de style japonisant .
C'est alors que le cortège gothique apporte en procession le corps souffrant et ensanglanté de Madeline que Wagner va clouer sur une chaise de parturiente: la malheureuse va y donner naissance à une multitude de lapins roses. On se rendra vite compte que s'ils ont un père, il doit s'agir de Roderick. Le frère et la soeur, cloîtrés dans l'univers malsain de la maison familiale, ont fini par former un couple incestueux. Autour du couple maudit qui copule sous les yeux effarés de l'ami impuissant à arrêter le mal qui mine la maison et ses habitants, les danseurs gothiques effectuent sans cesse et sans but des gestes saccadés, contorsions et convulsions comme les gestes égarés des malades déments d'un asile de fous.
La musique de Philip Glass, comme un chantre qui enchante, repète en continuo ses variations sur un thème lancinant, en changeant à peine de hauteur de phrase en phrase. Glass parvient parfaitement, avec un cordeau unique, à rendre les répétitions obsessionnelles de la folie, une musique qui rend hommage au récit de Poe, ce récit plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. La carcasse de la baleine est le lieu de l'enfermement, comme un vaisseau fantôme à la dérive et qui s'avance sans retour vers l'abîme. Les extraordinaires danseurs du Theater-am-Gärtnerplatz laissent rouler leurs corps de haut en bas des marches, comme un mouvement de vagues noires. Plus surprenants encore dans leur adresse technique lorsqu'ils parviendront à remonter les marches en roulant, comme si les lois de la pesanteur étaient pour un moment suspendues.
Dans l'univers gothique et noir, seule Madeline est de blanc vêtue, comme une mariée, un blanc veiné de rouge, mais c'est le rouge du sang versé, non celui de la vie, c'est le rouge de la maladie, ou celui qui devrait monter aux joues de l'incestueuse. Lorsqu'elle est donnée pour morte, les danseurs, munis de longs voiles noirs tournoieront autour de l'axe de son corps pour l'emmaillotter dans un suaire endeuillé. Carlos Wagner transforme le caveau en un cercueil, une boîte semblable à la boîte à musique cubique apportée en cadeau par l'ami dévoué. Mais ces boîtes sont posées en antithèse: à la musique de vie s'oppose le cercueil du désespoir et de la mort.
La dépression de Roderick s'hypertrophie, la mort supposée de sa soeur-épouse le rend dément et il accusera un moment William d'avoir assassiné Madeline. Les jours passent, qui sont des minutes sur scène, et bientôt des bruits de voix se font entendre, que Willam prend d'abord pour les claquements de la tempête qui fait rage. On s'attendrait comme dans le conte de Poe à un final horrifique et explosif, avec une Madeline fantastique qui telle le Lazare reviendrait un moment du Royaume des Morts. Mais Carlos Wagner a préféré une version soft: lorsqu'on ouvre le cercueil sonore, cette autre boîte aux musiques funèbres, on n'y trouve qu'une multitude infinie de pétales rouges vifs.
La carcasse de la maison Usher est à présent prise dans le tourbillon du texte d'E.A.Poe. Au final comme lors de l'introduction, les lumières ourobouriques de Rolf Essers parviennent à faire tourbillonner des phrases écrites au laser autour de l'infernal squelette. Le serpent s'est mordu la queue et la Maison baleinière finira par couler en s'enfonçant dans le sous-sol abyssal du Theater-am-Gärtnerplatz.
La mise en scène de Carlos Wagner et les décors très réussis de Rifail Ajdarpasic, les talents des chanteurs, des danseurs et des musiciens ont tenu le public en haleine et fait monter la tension dramatique pendant toute la durée de ce spectacle.
Lukas Beikircher et les musiciens ensorcellent le public de leur interprétation de la musique de Glass. Gregor Dalal donne un William très convaincant avec les accents wagnériens d'une voix aux sonorités puissantes et enveloppantes tandis que le ténor néerlandais Harrie van der Plas joue la folie de Roderick avec une forte présence scénique, parfois un peu trop en retrait dans le grave.
Un spectacle de tout premier plan, un des événements de la saison munichoise!
Agenda
Prochaines représentations: en avril, mai, juin et juillet 2011: Cliquer ici.Le spectacle sera repris lors de la saison 2011-2012, de décembre à mars.
Réservations: cliquer ici
Pour préparer le spectacle: le texte de la nouvelle d'E.A.Poe
Crédit photographiqe: Hermann Posch