« Personne ne vit dans le monde, chacun vit dans son monde ». Cette formule de Prajnanpad, qui fut son maître, est une des préférées d’Arnaud Desjardins qui se dirige allégrement vers ses quatre-vingt six ans et vient de publier un livre : « Cela sera le dernier », me dit-il lors d’une récente conversation téléphonique. Il fait la synthèse de ce qu’il a appris, reçu et transmis au fil d’une existence incroyablement riche et féconde. Après avoir réussi Sciences Po et des études de droit, il découvre les spiritualités orientales en particulier par les livres de Jean Herbert : le début de soixante ans de lectures qu’elles soient d’inspirations hindoues, bouddhistes, soufies, chrétiennes ou grecques anciennes mais aussi de retraites, de rencontres et de voyages à travers le monde entier de 1959 à 1975. Devenu réalisateur de télévision, il tourne en effet une série d’émissions consacrées à l’Inde spirituelle, puis aux maîtres tibétains en exil, aux soufis d’Afghanistan, pays alors paisible et accueillant, jusqu’au Japon où il découvre l’univers des temples zen. Ces films, qui connurent un grand succès lors de leur diffusion, lui permirent de rencontrer et vivre auprès de personnages exceptionnels tels la sainte Ma Ananda Moyi, le Dalaï Lama ou le maître zen Deshimaru, pour ne citer qu’eux. Il fera aussi passer leur message, qui deviendra le sien, par de nombreux livres et des enseignements oraux. Essayons de résumer celui-ci de façon radicale : les choses ne sont simples pour personne et nous vivons souvent des états d’angoisse et de souffrances psychosomatiques dues à l’envahissement de nos émotions, pensées en boucle et obsessions. Comment s’en libérer ? En découvrant qu’il existe en nous-même un espace qui correspond à un niveau de conscience plus vaste, hors du temps et libre des frustrations et peurs. Derrière notre petit ego vain, agité, préoccupé, futile… il existe un autre Moi fait de paix, de silence, de sagesse et de sérénité. Il s’agit donc de redécouvrir sans cesse cet espace de liberté calme en nous. Sans cesse, car ce travail intérieur est toujours à refaire. C’est là tout le sujet de ce rare témoignage, qui nous enseigne à retrouver un équilibre fondamental orienté vers l’essentiel.Marc de Smedt
Ci-dessous voici un extrait de l’introduction du livre :
Voici donc « encore un livre d’Arnaud Desjardins pour dire toujours la même chose ». Pas tout à fait la même chose, pas tout à fait de la même manière. Et, comme personne n’est tenu, pour lire un livre, d’avoir appris par coeur les précédents du même auteur, il n’est pas inutile d’entendre et de ré-entendre encore des vérités dont nous pouvons vérifier par nous-mêmes la véracité et dont nous pouvons nous imprégner au point qu’elles nous transforment de l’intérieur.
Cet ouvrage s’apparente donc à une suite de lettres collectives, de longues lettres écrites à certains de ceux qui cherchent une aide pour se transformer intérieurement, se libérer de leur peur, s’établir dans la paix intérieure et l’amour qui n’ont pas de contraire. Il fut un temps où ce genre de livre avait une certaine originalité. Aujourd’hui ils paraissent au milieu de beaucoup d’autres qui s’inspirent plus ou moins directement de sources semblables. Mais si cette littérature ne rencontre en France aucune restriction, l’idée même de la relation maître et disciple est encore sujette à caution. Puissent ces pages, entre autres, pacifier et rassurer certaines inquiétudes à cet égard.
Transmettre un enseignement quel qu’il soit, depuis la médecine ou la prise de vues photographiques jusqu’aux figures du patin à glace, demande l’utilisation d’un vocabulaire précis et de termes techniques auxquels chacun donne exactement le même sens. Il devrait en être de même dans une école de sagesse mais c’est loin d’être le cas. Il s’agit le plus souvent de doctrines et de pratiques qui ont été ; à l’ origine, très rigoureusement exprimées dans des langues autres que le français contemporain : sanscrit ou pali, hébreu, arabe, grec ancien ou latin, chinois, etc. Les traductions ont varié avec les traducteurs : le même terme sera rendu dans notre langue par âme, esprit ou conscience. La grammaire sanscrite, par exemple, inclut le genre neutre : dire ou écrire le brahman, c’est déjà le mettre au masculin. Ni le sanscrit ni l’arabe ne connaissent la distinction des majuscules et des minuscules. Les ouvrages de spiritualité en langue française les utilisent généreusement et plus ou moins arbitrairement. Les mots yoga ou karma sont-ils des mots sanscrits ou des mots français d’origine sanscrite ? Et cette question se pose aujourd’hui pour beaucoup d’autres termes.
D’autre part, à travers l’Histoire, chaque tradition s’exprimait dans sa langue et chaque disciple, moine ou ascète s’en tenait à celle-ci. Aujourd’hui ceux et celles qui, par exemple, frappent aux portes de notre « ashram » d’Hauteville ont entendu des conférences, lu des livres, participé à des séminaires concernant un éventail d’idées d’origines diverses et sont positivement sensibles à certains mots qui ont pour d’autres une résonance affective pénible, si ce n’est douloureuse ou même insupportable, à commencer par le plus connu (et le plus diversement interprété) de tous, le mot Dieu.
Pour évoquer la « Réalité Ultime » qui est le fondement de notre conscience d’être individuelle, chacun a ses termes préférés et ceux qu’il rejette : Dieu, l’Absolu, l’Infini, l’Éternel, le Divin, l’Atman (avec la majuscule arbitraire) ou le Soi (éventuellement le Soi Suprême), le Royaume des Cieux qui est au-dedans de nous, le Non-Né, la Nature-de-Bouddha, la vraie nature de l’esprit, l’Esprit (à rigoureusement distinguer de l’âme), l’Essence, et d’autres encore. Pour tenir compte de ces différences, j’ai été amené, même au service d’un enseignement précis parmi d’autres aussi valables, à faire moi-même usage de ces expressions variées comme si elles étaient synonymes. Mais je sais, bien entendu, à quel point elles ne le sont pas pour un théologien. L’important, quand on a face à soi des hommes ou des femmes avec leurs difficultés existentielles, leurs souffrances et leur soif d’une autre qualité de vie, est de montrer une possibilité de libération potentielle en tout être humain, non d’enseigner une doctrine de manière académiquement correcte.
Or il se trouve que, si des hommes et des femmes qui fréquentent notre ashram n’ont aucune préparation philosophique ou théologique, quelques-uns ont déjà, au contraire, des convictions arrêtées en ce domaine. Les dénominateurs communs à tous sont l’insatisfaction - souvent une souffrance durable -,l’espérance d’un changement possible et une nostalgie de quelque chose de plus qu’une psychothérapie. L’enseignement métaphysique non dualiste ultime, tel qu’il a été formulé autant par des maîtres hindous que bouddhistes, est que, tout étant évanescent, « il n’y a ni création ni dissolution, il n’y a pas d’asservissement, personne accomplissant une pratique spirituelle, personne cherchant la libération et personne qui soit libéré » . La voie, les pratiques, les efforts « héroïques »,les progrès ne sont alors que des aspects du rêve dont il s’agit de s’éveiller. Selon cette perspective radicale, toutes les pages qui vont suivre ne concerneraient que l’illusion d’un ego cherchant à rejoindre ce qu’il est déjà. Mais ce dérisoire s’appliquerait aussi à l’asthanga marga (le célèbre « octuple chemin ») proposé par le Bouddha. Cet ensemble de pratiques persévérantes devient dans cette optique aussi étrange qu’un manuel enseignant à la vague comment rejoindre l’océan alors qu’elle est l’océan, qu’elle demeure en lui et qu’il demeure en elle dans la perfection de la non-séparation. En vérité, pour qu’un ego (même « illusoire » ou « irréel ») puisse tourner toute son attention, toute son énergie psychique vers sa source, vers le Soi (adhyatma), il faut que cette énergie soit puissante et unifiée, libre des pensées, émotions, désirs et peurs habituels (vasana et sankalpa).
En un sens, tout ce qui est évoqué ou décrit dans les différents chapitres qui vont suivre concerne une préparation à la plongée directe et irréversible dans la profondeur de la Conscience. A chacun de découvrir si sa propre expérience s’exprime, selon les images classiques, comme la goutte d’eau qui a rejoint l’océan, la jarre pleine d’eau immergée dans la mer et dont la paroi se brise supprimant ainsi la séparation ou le fleuve qui, bien qu’ayant atteint l’océan et se fondant en lui, continue à couler vers lui.
Réf : La paix toujours présente - Arnaud Desjardins - éd. La Table Ronde
Source : http://www.cles.com/bonnes-feuilles/article/la-paix-toujours-presente