- Bonjour, Monsieur le Président.
- Sophie, je t'en prie, appelle moi Sylvain. Merci d'être venue, j'ai besoin de parler et Jean-Benoît m'assure que tu es meilleure que les coachs de Praesta que nous offrons à nos collaborateurs.
- Si vous voulez parler, j'ai une demi-heure devant moi. Vous avez prévu les chocolats ?
Sylvain avait été briefé par son ami Jean-Benoît, une grosse boîte de mignonettes attendait sa prédatrice.
- Hmm, pas mauvais tout ça... qu'est-ce que vous souhaitez travailler, Sylvain ?
(Résumé des épisodes précédents : la petite Sophie est devenue indispensable au président de Swen Games, Jean-Benoît. Elle rend visite à un ami de Jean-Benoît, Sylvain, président de banque dans la tourmente. Cette scène est de pure fiction, toute ressemblance avec des personnages existants ne reflèterait que la banalité des situations professionnelles analysées. Pour lire les cinq précédents épisodes, c'est ici.)
- Je ne sais pas, Jean-Benoît m'a dit qu'il suffisait de te laisser faire...
- Il vous a bien eu. C'est vous qui travaillez, moi je vous écoute. Après cet entretien, qu'est-ce que vous aimeriez ressentir ?
- Je voudrais me sentir optimiste et plein d'énergie, comme avant.
- Avant quoi ?
- Allons Sophie, tout le monde en parle, un évènement extraordinaire, une très grosse fraude interne, tous nos bénéfices 2007 volatilisés, ma démission refusée, tout ça, quoi.
- Vous savez, moi, au-delà de deux zéros je ne me rends plus compte, alors dix zéros, je n'ai aucune idée.
- Ah, tu vois bien que tu es au courant. Dix milliards, imagine, 6000 euros cash par collaborateur et par mois pendant un an !
- Mince, deux fois plus que la Société Générale ! Ils doivent vous aimer, vos collaborateurs, pour que vous soyez toujours là.
- C'est pas eux qui décident, j'ai présenté ma démission à notre Conseil qui l'a refusée.
- Vous devriez chercher pourquoi. Moi, vos petites facéties financières c'est pas mon truc. La machine à remonter le temps non plus. Vous me dites que vous faites face à un gros imprévu ?
- Oui, une catastrophe.
- Vous êtes aussi un très grand président de banque, d'après ce que m'a dit Jean-Benoît ?
- Euh, sans me vanter, je fais partie des meilleurs du monde. Et en cinq langues. On dit que je suis aussi fort que Daniel Bouton, alors que j'ai dix ans de moins.
- Vous êtes deux fois plus fort, si j'ai tout suivi. Où est le problème, c'est votre travail d'atteindre vos objectifs malgré le ciel qui vous tombe sur la tête ?
- Tu as raison, mais là c'est différent. Jusqu'à présent, les difficultés me renforçaient. Cette fois, je me sens démoli, je ne sais plus où j'en suis, je ne dors plus. Ce que j'aimerais, c'est retrouver mon énergie et mon entrain. Tiens, je voudrais m'en sortir aussi bien que Daniel Bouton.
- Bouton, c'est Bouton, vous c'est vous. Ne nous égarons pas. Vous ne savez rien de ce qu'il a ressenti, peut-être qu'il s'est fait coacher. Dix ans de plus, ça peut rendre prévoyant, et ils ont un excellent coach interne, à la SG, ses chocolats sont délicieux. Voulez-vous me résumer les faits qui se sont produits entre "avant" et maintenant ?
- Euh, la version officielle, ou la vérité ?
- A votre avis ? Ne craignez rien, ma discrétion n'a d'égale que ma gourmandise.
Sophie se resservit. Sylvain restait silencieux, il n'avait jamais donné sa version intime de la "catastrophe".
- Bon, j'essaie...
- En langage simple, ça va sans dire, que je puisse vous comprendre.
- Il y a cinq ans, nous avons décidé de recruter des traders pour investir dans les produits dérivés.
- Je ne comprends ni le verbe investir, dans ce contexte, et encore moins traders ou produits dérivés.
- Bon, disons que, poussés par les exploits de la Société Générale entre autres, nous avons dû nous résoudre à jouer, à notre tour, à ce casino qui sévit sur toutes les places financières. Nous avons embauché à prix d'or les meilleurs joueurs professionnels et nous leur avons confié nos sous, des lignes Internet et des ordinateurs. Ils ont reçu pour seule consigne de gagner le plus d'argent possible, par tous les moyens légaux.
- Pardonnez-moi, je vois à peu près ce que fait une banque, quel est le rapport entre votre métier et cette fantaisie ?
- Il n'y a aucun rapport. C'est juste que, en tant que banque, nous étions en concurrence avec des confrères gagnant déjà beaucoup à ce jeu, et que nous avions les fonds pour nous y lancer. D'ailleurs, nous ne jouons pas l'argent de nos clients, c'est à notre compte que nous jouons.
- Bien sûr, si c'est très rémunérateur, autant que ça reste entre copains.
- Et comment veux-tu que nous placions nos produits d'épargne à 4 % face à du trading qui rapporte plus de 100 % ?
- Je n'ai peut-être pas tout suivi, mais pourquoi vous êtes-vous lancé dans ce jeu qui n'est pas votre métier et qu'en plus vous semblez désapprouver ?
- Tous les autres s'y mettaient.
- A force de vouloir faire comme les autres, on finit par coucher avec sa soeur... Vous n'aviez pas d'autre raison ?
- Le profit, ça te va ?
- Je vous demande vos objectifs, l'argent c'est un moyen, pas vrai ?
- Bon, admettons, j'ai décidé de nous lancer dans ce fichu jeu sans vraie raison.
- Sans raison consciente. Ca ne me dit pas où est le problème, à part d'avoir fait tout ça sans savoir pourquoi ?
- Attends, ça vient. Je dois t'avouer que ce jeu planétaire demande des capacités d'abstraction et de modélisation au-dessus du niveau Doctorat en Mathématiques. Moi qui ai fait Normale Sup, j'avoue que je n'y ai jamais rien compris. C'est un peu comme un gigantesque concours de maths, aidé par des machines, où dix mille champions gagnent ce que perdent les cinquante mille suivants. D'ailleurs, les meilleurs gagnent, chez moi, plusieurs fois mon salaire. Et nous ne leur donnons qu'une miette de ce qu'ils nous rapportent.
- Et quand ils vous font perdre beaucoup d'argent, je suppose qu'ils vous le remboursent ?
- Non, on diminue leur salaire, ou, au pire, ils prennent la porte.
- Et ils se font recruter par un de vos concurrents. Pas mal. Ils gagnent à tous les coups. Vous par contre, vous ne gagnez que si ils gagnent. C'est une Formule 1 sans les freins, votre truc, ils ont donc intérêt à risquer le maximum ?
- Oui, c'est là que nous n'avons rien vu venir. Pour te faire l'histoire courte, nous avons laissé beaucoup de libertés aux plus rentables de nos joueurs, pour ne rien perdre de leur créativité. En échange, ils nous ont apporté d'énormes profits, qui dépassent depuis deux ans ceux de notre métier de banquier.
- Là, ça commence à m'inquiéter votre histoire. Tant que c'était un passe-temps, pourquoi pas, mais de là à y gagner autant, c'est à ne plus savoir quel est votre métier, banquier ou joueur ? Et comment avez-vous pu relâcher les contrôles sur des joueurs qui ne misaient pas leur propre argent ?
- Personne n'y a trouvé à redire. Il faut dire que nous en avons tous bien profité. Nos joueurs moyens restaient à peu près sous contrôle, et cette élite s'en libérait d'autant mieux que personne au-dessus d'eux n'y comprenait quoi que ce soit. C'est alors qu'intervient un joueur nommé John Kennedy.
- Tiens, les mêmes initiales que Jérôme Kerviel, amusant !
- Oui, j'ai fait sortir tous les dossiers en JK, il y a peut-être un mauvais sort. John était un joueur moyen, pas un "cerveau" comme les grands, il avait juste le droit de miser quelques millions d'euros sur des jeux faciles. Il s'est mis à gagner gros, puis de plus en plus, au point de dépasser les performances de ses collègues d'élite.
- Je suppose que vous lui avez, à lui aussi, enlevé tous les contrôles pour le laisser vous rapporter plus ?
- On n'a rien eu à faire, car il savait se les enlever tout seul, et personne n'a voulu s'en mêler. A la fin de l'année dernière, il a demandé une prime d'un million d'euros à son N+1. On n'avait jamais vu ça. En plus, il alignait des gains qui lui donnaient droit au double. On l'a augmenté de mille euros par mois et on lui a demandé un peu de patience.
- Pourquoi lui avoir fait ça ?
- A vrai dire, je n'ai découvert le tout qu'après coup. C'est la ligne hiérarchique qui a géré, dans le respect de nos procédures internes.
- Les mêmes procédures qu'il savait contourner pour vous faire gagner beaucoup d'argent en espérant devenir à son tour millionnaire ?
- Oui, mais celles-là, il n'y pouvait rien. On ne peut pas se virer à soi-même un million de prime. Puis, tout s'est passé très vite. Deux mois plus tard, il disparaissait, en nous plombant d'un pari fou sur la baisse des bourses au moment où le marché s'emballait à la hausse. Les appels de marge nous coûtaient déjà plusieurs millions d'euros.
- Vous recommencez, c'est quoi un appel de marge ?
- C'est ce qu'on doit payer cash pour continuer à jouer quand ça sent le roussi, une sorte de garantie qu'on aura les moyens de payer si on perd.
- Je vois, il était donc arrivé à vous faire perdre tout l'argent que vous refusiez de lui donner ?
- Pire encore. A nous faire perdre bien plus qu'il nous avait jamais fait gagner. Quand nous avons repris la main sur ses paris, il y avait de quoi nous faire sauter tous. Un milliard était déjà perdu. J'ai appelé mes administrateurs, ils m'ont autorisé à tout solder dans la journée, en payant comptant un total de dix milliards de pertes.
- Vous auriez aussi pu continuer à jouer et regagner le milliard perdu...
- C'est ce que tout le monde a dit ensuite, mais sur le coup personne ne pouvait prévoir l'évolution des marchés, et personne n'aurait pris la responsabilité de jouer de telles sommes avec la survie de la banque en jeu.
- Pourtant, avant ou après avoir repris la main sur les jeux de JK, le seul et unique joueur, c'était déjà vous, en qualité de président. Vous me confirmez que, quand vous avez, comme vous dites, repris la main, vous avez agi seul, vous qui avez plein d'amis et d'alliés partout ?
- Oui, comment sais-tu ça ? Il fallait que je nous sorte de là moi-même, c'était plus fort que moi.
- Qu'est-ce que vous ressentez face à tout cela qu'aucun autre président de banque ne ressentirait ?
- Que veux-tu dire ?
- Vous avez entendu. Qu'est-ce que Sylvain ressent face à cette "catastrophe", que personne d'autre, à votre place, ne ressentirait ?
- Je vais t'étonner, j'ai insisté pour solder moi-même les paris que JK avait engagés. C'est moi qui ai validé les ordres. Au fur et à mesure que s'alignaient nos pertes cash, jusqu'à atteindre les dix milliards, j'ai ressenti une intense joie intérieure.
- Ca ne m'étonne pas. Vous avez mis fin à une bien ancienne duperie.
- Que veux-tu dire ?
- Depuis cinq ans, vous étiez le seul vrai joueur, puisque ceux qui prenaient les paris le faisaient en votre nom, avec vos fonds et sous votre responsabilité. Vous n'avez pas voulu voir ça en face, et il me semble que cela vous a encombré.
- Pas du tout, je n'y suis pour rien là-dedans. Je me suis contenté de décider d'y aller, de recruter les meilleurs joueurs, de les payer cher pour qu'ils soient motivés à gagner, de faire mettre en place des contrôles, de...
Sylvain se tut. Il venait de se rendre compte de l'énormité de la situation. Bien sûr qu'il jouait, par collaborateurs interposés, sous sa seule responsabilité devant ses actionnaires, et depuis cinq ans. Lui qui condamnait au fond ces pratiques auxquelles il ne comprenait rien... Comment avait-il pu se cacher à lui-même pareille évidence depuis cinq ans ?
- Bon récapitulons. Vous avez tourné le dos à votre métier pour vous adonner à l'enfer du jeu, sans raison consciente et sans rien y comprendre par vous-même. Cela a bien marché, faisant grandir en vous cette angoisse dont vous aimeriez bien vous débarrasser maintenant. Etiez-vous obligé de payer dix milliards pour affronter cette situation ?
- Tu veux dire que j'ai tout fait pour tenter d'oublier que j'étais le seul joueur, et qu'au final j'ai laissé éclater cette catastrophe pour m'occuper de mes affaires ?
- Il me semble que, aujourd'hui, vous êtes enfin capable de gérer la situation folle qui vous a paralysé depuis cinq ans. Comment organiseriez-vous cette activité de jeu, si vous décidiez maintenant de la lancer ?
- Très différemment. Je respecterais mes vieux principes. Je ferais de ce jeu un métier au sens noble. Chacun à sa place, chacun ses responsabilités. Ce n'est pas parce que ça ne me plait pas que je ne dois pas le gérer. Je ferais en sorte que les paris soient encadrés, non par des contrôles, mais par des responsables compétents. Il faudrait peut-être des entités responsables des gains comme des pertes, créer de nouvelles règles.
- Quelles autres questions vous posez-vous pour structurer ce nouveau métier ?
- Plein. Comment articuler les objectifs de ce jeu avec ceux de notre premier métier ? Comment répartir les profits dégagés entre nos actionnaires, nos clients et notre personnel des deux métiers ? Je m'aperçois que je n'ai jamais mis la main là-dedans, tout est en friche, j'ai laissé la loi de la jungle régner et l'argent couler à flots. C'est le chaos sous les apparences de la rigueur. Il faut que j'en parle à mes proches... Il y a un énorme travail à faire.
- Qu'est-ce qui vous empêche de l'engager ? Vous avez déjà fait face à de plus gros chantiers ?
- Oui, c'est vrai, rien que d'y penser, je me sens optimiste et plein d'énergie, comme au bon vieux temps.
- Bon, encore un chocolat, je vais vous laisser Sylvain. Je peux emporter la boîte ?
- Elle est pour toi. Merci Sophie, je commence à comprendre pourquoi Jean-Benoît est en pleine forme.
Sylvain regarda Sophie sortir. Le vrai travail commençait. Faire la liste des facteurs clés de succès, consulter les meilleurs spécialistes, désigner de nouveaux patrons, changer les règles, créer un nouveau business model, on allait voir ce qu'on allait voir. Ah, mais il allait en faire des hommes de cette horde de mathématiciens boutonneux ! Il sauta sur son téléphone.
- Elisabeth, oui, ça va, merci. Qui ça ? Christine ? Plus tard, je ne suis là pour personne. Trouvez-moi un quart d'heure au téléphone avec Daniel Bouton avant demain midi !