Vous en doutez ?
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Quel mot apparait bien plus gros et gras que tous les autres ?
Comme vous le voyez, ici on aime à causer politique, fidèle en cela à une belle tradition nationale se pratiquant surtout aux comptoirs.
On discutaille, on s’affronte à coup d’arguments plus ou moins lestés de mauvaise foi.
On charge parfois un peu la barque, juste pour le plaisir de la voir tanguer davantage.
On s’emporte à mesure que l’alcool nous échauffe le sang.
Mais pour ce qui est de changer le point de vue de l’autre : c’est assez rare.
« Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, l’innovation sociale dans les comportements de communication n’a jamais été dans l’extension des contacts, mais d’abord dans la continuité, l’approfondissement. » Stefana Broadbent
C’est que ces sortes de discussions se pratiquent le plus souvent entre gens aux idées bien arrêtées et quelque peu armés d’arguments. Il n’est pas rare que les plus accros aux empoignades de ce genre soient aussi souvent de gros consommateurs d’informations.
Mais alors, un tel appétit de connaissance devrait au contraire favoriser une certaine souplesse d’esprit. La masse d’informations rendues disponibles par les dernières prouesses du binaire devrait, en principe, être davantage propre à réduire les idées reçues qu’à les confirmer.
Le problème, c’est que bien qu’étant une formidable ouverture potentielle, internet aurait plutôt tendance à favoriser l’entre-soi.
Selon la sociologue Danah Boyd, les réseaux sociaux (qui concernent tout de même près de 3/4 des internautes) facilitent l'homogénéité de groupes constitués par affinités, dans lesquels les point de vue extérieurs ont désormais une place des plus réduites.
Mais il y a plus.
« Si on se place du point de vue du cerveau humain, c’est un miracle que la démocratie fonctionne ne serait-ce qu’un tout petit peu. » Jonah Lehrer
A la fin des années 60, Timothy Brock et Joe Balloun, deux psychologues, ont fait écouter à un groupe de gens un discours attaquant la religion chrétienne. La moitié de l’auditoire était constituée de chrétiens pratiquants quand l’autre se composait d’athées convaincus.
La bande audio sur laquelle avait été enregistré le discours avait été artificiellement brouillée par des parasites et autres larsens pour en rendre l’audition plus difficile.
Les auditeurs pouvaient néanmoins supprimer ces nuisances en appuyant sur un simple bouton.
Comme attendu, les athées ont préféré la version audible quand les chrétiens ont majoritairement opté pour la bande parasitée.
Une même expérience fut tentée avec un groupe composé de fumeurs et de non fumeurs écoutant un discours sur les liens entre tabac et cancer. Les résultats furent similaires.
« Il y a des mères qui croient que le bonheur viendra du prochain produit éducatif qu’elles offriront à leur bébé. Il y a les haltérophiles qui caressent l’espoir que le prochain supplément alimentaire leur donnera le corps parfait. Il y a les écologistes qui prédisent que la prochaine innovation scientifique sera l’ultime folie de l’espèce humaine et les xénophobes qui jurent que les « hélicoptères noirs » des Nations-Unies sont sur le point de débarquer aux Etats-Unis. Tous ces groupes veulent entendre des histoires qui valident leur vision du monde. Tous ces groupes […] se croient au cœur de la société et souhaitent passionnément que l’on s’occupe d’eux. » Seth Godin (cité par Christian Salmon)
Si nous ne sélectionnons l’information qu’en vue de confirmer nos croyances, si donc tout débat rationnel est condamné dès l’entame parce que les dés sont pipés et les résultats connus d’avance, le système démocratique a l’allure d’une fiction bien fragile.
Et le « spectateur impartial », censé participer à la vie de la cité armé de son bon sens et d’un esprit débarrassé des passions et des intérêts pour trancher les questions qui s’y posent, un mythe lui aussi ?
C’est à désespérer, non ?
Ben… Peut-être pas au fond.
Après tout, on peut se dire que l’étude de Brock et Balloun comme les remarques de Danah Boyd sur les groupements par affinités ont ceci de commun qu’elles mettent en jeu des croyances fortes. De celles qui vous fournissent une identité.
C’est d’ailleurs, en gros, l’hypothèse du politologue américain John Zaller. Selon lui, l’importance du biais de sélection de l’information est directement fonction de notre implication dans le débat politique. Dans la mesure où on peut raisonnablement se dire que les presque 45 millions d'électeurs français ne forment pas, loin s’en faut, 45 millions de militants, il doit être possible de compter sur quelques « spectateurs impartiaux » parmi eux.
A la bonne heure ! Il existe donc toute une frange de la population apte aux changements d’opinions et ouvert aux avis divergents.
Sauf que… Sauf que…
On croit discuter rationnellement, et le langage même nous glisse des chausse-trapes : soumettant nos préférences à la capacité à les défendre, métaphorisant sans cesse au point de faire dépendre nos avis d’images plus que de données chiffrées.
De plus, toujours selon John Zaller, l’opinion des gens modérément intéressés par la politique est, certes, non dogmatique, mais par contre très variable et fortement dépendante des informations les plus récentes et marquantes. C’est, en somme, le dernier qui a parlé qui a raison.
« Le système médiatique, profondément [a changé l'art de gouverner]. Il a déserté le terrain de l'information pour celui du spectacle. Politiques et journalistes ont en commun de monter des coups qui fassent jouir le peuple, qui aient la force de la dramaturgie. On ne gagne plus sans ça. » Michel Rocard
En résumé, il existe toute une part des électeurs qui n’ont pas d’idées préconçues ou, en tous cas, pas suffisamment fortes, pour qu’elles fassent barrage à une recherche sincère des idées qu’ils jugent être les plus adaptées à l’état de la société.
C’est cette frange qui fera basculer une élection.
Seulement, pour que ces idées percent il faut qu’elles puissent être suffisamment accessibles, simples et bien tournées pour toucher une population qui fait probablement partie de ce tiers de français pour lesquels le 20h reste la principale source d’informations.
En gros, la bataille des idées passe par la communication.
Oh, bien sûr c’est déplorable de voir, par exemple, d’habiles manipulateurs d’opinion transformer de mauvaises pulsions en simple bon sens ou en lucidité face à un réel sur lequel, en petit malin, on aura déposé une manière de copyright.
Mais il serait suicidaire de laisser ce combat, bien que sale, aux seuls cyniques.
La gauche a déjà vu son obsession du programme lui coûter d’importantes victoires.
Il serait suicidaire pour elle qu’elle ne se décide pas, cette fois, à faire vraiment campagne et se contenter une fois encore d’égrener la litanie des mesures qu’elle propose.