Avec le printemps des révolutions (?), on se met à adorer les geeks des middle-class arabes qui « nous » ressemblent tellement. Il faudrait qu’ils soient tous à l’image de Wael Ghoneim, le modern-day Gandhi (‘sic !) de la révolution égyptienne : militants courageux bien entendu, mais surtout pacifistes et mieux encore libéraux, parfaits pour les plateaux de CNN après des discussions avec les responsables de la Banques mondiale et du Fond monétaire international ainsi que nous le rappelle le Washington Post. Comme l’analyse Rabab El-Mahd dans un article sur l’excellent Jadaliya, ce nouveau narrative de la révolution égyptienne repose sur la bonne vieille équation orientaliste où l’« Orient traditionnel » s’oppose à l’« Occident moderne », les cocktails Molotov de la lutte armée aux amis modernes et non-violents de Facebook, et enfin les hordes agressives des faubourgs [et des voilées] aux élites cosmopolites de la nouvelle Egypte…
Ne soyez pas malveillant ! Ce mot d’ordre, adopté par Google depuis sa naissance ou presque, seuls quelques affreux dictateurs arabes s’obstineraient à ne pas vouloir l’entendre. En réalité, c’est un peu plus compliqué. Lors du renversement des régimes tunisien et égyptien, les acteurs des réseaux sociaux arabes ont bénéficié d’une marge de manœuvre qui ne semble pas devoir leur être accordée en toutes occasions. Marge de manœuvre et même soutien effectif puisque l’on se souvient que la société Google a développé à la hâte, au plus fort des manifestations de la place Tahrir, une nouvelle application, Speak to Tweet, qui a permis aux manifestants de faire passer vaille-que-vaille des micro-messages en dépit de la fermeture des réseaux. A dire vrai, les choses sont allées encore plus loin. A l’occasion de la chute du président Moubarak, la société américaine n’a pas hésité à sortir du traditionnel business as usual en ouvrant une ligne d’urgence pour aider les Egyptiens à utiliser le nouveau service mis sur pied avec Twitter, en incitant les militants à déposer leurs vidéos sur son canal privé Citizen Tube, et même (voir cet article du toujours très précieux Arabist) en mettant en place, en liaison avec des militants et des ONG en Egypte et aux USA, une protection spéciale pour les groupes Facebook particulièrement vulnérables, tel le célèbre We are all Khaled Said créé sur le réseau par le responsable marketing de Google pour la région MENA, un certain Wael Ghoneim justement…
En susbstance, le porte-parole de Facebook a expliqué que si le changement de gouvernement était certes une question spécifiquement égyptienne, la privation de service pour quelque 5 millions d’utilisateurs locaux était bien un problème pour l’ensemble de la « communauté » des usagers… Dommage pour les Palestiniens qui risquent de ne jamais peser assez lourd pour bénéficier d’autant de sollicitude pour leurs propres actions sur la Toile. Au contraire, et bien qu’elle ait réuni quelque 350 000 membres en moins d’un mois, la page Palestininian Intifada (illustration ci-contre) lancée sur Facebook le 6 mars dernier a été supprimée à la demande du ministre de l’Information israélien. Message reçu par les responsables du célèbre réseau social au prétexte que des commentaires appelaient à la violence. En riposte, les activistes qui appellent à une marche pacifique sur Israël, le 15 mai (jour de la commémoration de la nakba de 1948) ont tenté, sans grand succès, un boycott de Facebook, et ont surtout multiplié les sites de remplacement, à commencer par celui du Compte à rebours pour l’intifada du 15 mai (216 000 membres au moment de la rédaction de ce billet). « Malveillant», Facebook semble bien l’être de temps en temps, du moins aux yeux des militants pro-Palestiniens puisque la page Liberté pour la Palestine (الحريّة لفلسطين, plus de 200 000 membres) a également été fermée, et que, selon cet article dans Al-Akhbar, une autre page, intitulée Je suis le premier volontaire égyptien en cas de guerre contre Israël (أنا أول متطوع مصري في حال حرب على إسرائيل : plus de 115 000 membres à ce jour) connaît toutes sortes de difficultés.
Les autres réseaux sociaux ne font pas mieux. Tout récemment, Flickr, le site gratuit de partage de photos et de vidéos, a ainsi retiré les documents que Hossam el-Hamalawy avait mis en ligne à partir de CD récupérés dans les locaux de la police égyptienne à Nasr City. Apparemment – voir ce billet –, l’auteur du très célèbre blog 3arabawy ne respectait pas les lois sur le copyright ! Avant que les cyberactivistes cairotes ne deviennent la coqueluche des médias, Wael Abbas avait eu la très mauvaise surprise de constater – une fois de plus – la fermeture du compte YouTube sur lequel il mettait en ligne des vidéos, et notamment celle qui avait fait tellement scandale en Egypte durant l’hiver 2007 (voir cet ancien billet). Quatre ans avant la déposition de Moubarak, il lui avait fallu batailler ferme pour obtenir satisfaction. On voit donc que pour certaines interventions fort à propos, lors des manifestations en Iran par exemple (article sur le regretté ReadWriteWeb), on compte en définitive bien plus d’exemples beaucoup moins à l’avantage des mastodontes américains des réseaux sociaux.Ces derniers sont par conséquent très sélectifs lorsqu’ils décident de relayer tel ou tel mouvement social, et c’est parfaitement leur droit. Mais il faudrait s’en souvenir à l’heure où l’on affirme un peu vite que lesdits réseaux sociaux sont la clé des changements révolutionnaires, dans le monde arabe et même ailleurs. Sur ce type de question, Sami Bengharbia a publié il n’y a pas si longtemps un article fondamental (liens vers les différentes versions dans ce précédent billet ) dans lequel il évoquait toute la complexité des relations entre le cyberactivisme arabe et la politique étrangère des USA. En conclusion, il insistait notamment sur le fait que la défense de la liberté sur internet se porterait si les autorités américaines interdisaient les logiciels de censure et de filtrage mis au point dans leur pays. Il faut sans doute aller plus loin encore en se demandant s’il est très sain que la gouvernance du Réseau des réseaux soit entièrement décidée depuis le territoire américain, où sont par ailleurs installées la plupart des sociétés qui proposent les applications majeures des réseaux sociaux utilisés par les internautes mais aussi les langages informatiques utilisés par les ingénieurs (à titre d’exemple, Java – mais aussi Skype – ne sont officiellement pas disponibles en Syrie qui fait partie, avec Cuba, l’Iran et quelques autres pays, de la liste des embargoed countries selon de Département d’Etat américain).
Une réalité qu’il vaut mieux avoir à l’esprit, à l’heure où le vent des « révolutions virtuelles » souffle sur le monde arabe.