Magazine

Les avatars de l’idéologie : la production du consentement hier et aujourd’hui

Publié le 18 avril 2011 par Les Lettres Françaises

Les avatars de l’idéologie : la production du consentement hier et aujourd’hui

***

Voici une réédition bienvenue : celle d’un article fondamental de Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, paru il y a plus de trente ans, dans lequel ils décryptent les formes et les manifestations de l’idéologie dominante de l’époque.

Publiée à l’origine dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales, dirigée par Pierre Bourdieu, cette Production de l’idéologie dominante mérite bien mieux que l’anonymat auquel on condamne souvent un article dans une publication universitaire. Les trente-trois ans qui nous séparent de sa rédaction n’ont pas entamé la pertinence et la richesse du texte. Pourtant, son sujet – l’idéologie dominante en France dans les années 1960- 1970 – pourrait paraître au premier abord quelque peu daté. Les mutations tant sociales que politiques et idéologiques ayant touché les sociétés occidentales en l’espace de trois décennies ont été d’une telle profondeur qu’à la relecture des interventions publiques d’un Michel Crozier, d’un Jean Fourastié ou d’un Michel Poniatowski, on a le sentiment d’un véritable hiatus culturel. Les éditeurs ont donc demandé à Luc Boltanski de revenir sur cet article coécrit avec Bourdieu. Dans un petit livre intitulé Rendre la réalité inacceptable et paru en même temps que cette réédition, le sociologue décrit le contexte culturel et professionnel qui a présidé à l’écriture de la Production de l’idéologie dominante, puis il confronte les conclusions de l’article aux transformations entretemps opérées. La lecture concomitante des deux textes est fortement recommandée, tant l’un et l’autre s’éclairent et s’enrichissent.

L’approche proposée de l’idéologie dominante des années 1960-1970 va au-delà du décryptage d’un discours et de ses sous-entendus. Bourdieu et Boltanski explorent la généalogie de ce « conservatisme progressiste » qui s’est débarrassé des oripeaux les plus réactionnaires de la pensée de droite. Ils en trouvent la racine dans les années 1930, au sein de certaines élites économiques et intellectuelles, autour du groupe X-Crise ou de la revue Esprit : toute une constellation parfois disparate mais unie par la volonté nette de refuser le capitalisme libéral tout comme le communisme collectiviste. Entretenant à l’origine un rapport trouble avec Vichy puis versant vers la Résistance, cette constellation sera à même, à la Libération, de proposer aux classes dirigeantes françaises un renouvellement, voire un aggiornamento de sa pensée rendu indispensable par les soubresauts de l’histoire. Elle trouvera ses lieux d’élection au sein du commissariat au Plan, à l’ENA, mais aussi à Sciences-Po, diffusant une idéologie assurément capitaliste mais en rupture avec le libéralisme économique et le moralisme bourgeois. Dorénavant, ce seront la compétence technicienne, la neutralité scientifique, la priorité au développement du pays, appuyées sur le dialogue et la concertation, qui seront déterminantes. Bourdieu et Boltanski mettent en valeur la façon dont cette idéologie se déploie, s’affirme tout en se niant comme idéologie, apparaissant comme un sens commun dont les producteurs mais aussi les lieux de production et d’expression se dissimulent à la sagacité des dominés. Pièce indispensable d’une domination sociale que Boltanski qualifie de « complexe », l’idéologie dominante n’existe que dans une certaine variété de thèmes et de nuances qui n’en occulte que mieux son unité et sa fonction. Et si son contenu a pu changer d’hier à aujourd’hui, ses modes opératoires restent globalement inchangés.

Pourtant le conservatisme progressiste semble bel et bien avoir été abandonné en route, à la suite de la grande contre-révolution néolibérale des années 1980 et de l’effacement des consciences de classe du côté des dominés. Il n’y a plus nécessité de nos jours de comparer, à la manière d’un Chirac face à Georges Marchais, les niveaux de vie des différentes classes ouvrières pour discuter du rôle des partis communistes en Europe. Conserver l’ordre social n’implique plus de convaincre les classes populaires que la répartition des revenus entre travail et capital est équitable. Le discours s’est simplifié autour des thèmes du libéralisme traditionnel, mettant en valeur l’individu, son travail, son mérite et ses performances. Or, malgré les rodomontades sarkozyennes sur l’enterrement de Mai 68 et le succès éphémère des néoconservateurs américains, un retour à un conservatisme réactionnaire assénant les valeurs de l’autorité, de la morale, de la famille et de la nation ne semble pas à l’heure du jour. Les classes dominantes ont bien trop intégré, dans leurs modes de vie et leurs mentalités, certaines valeurs sociales et sociétales, pour que cette nostalgie revancharde soit possible. Luc Boltanski, dans la conclusion de Rendre la réalité inacceptable, indique des pistes pour penser l’idéologie dominante actuelle et insiste sur l’importance du rôle des cadres de pensée issus du management pour faire éclater les solidarités sociales et atomiser les producteurs. Il faudrait lui adjoindre toutefois une prise en compte de tous les nouveaux lieux de production de l’idéologie dominante (télévision, radio, publicité…) dont l’efficacité est d’autant plus marquée que leur raison d’être semble radicalement autre. Aux normes comptables rationalisant la production et l’exploitation de la force de travail, ils apportent un surcroît d’hédonisme consumériste indispensable à la reproduction du système. On trouve là une explication au formatage culturel et politique dont nous souffrons aujourd’hui.

Baptiste Eychart

La Production de l’idéologie dominante,
de Pierre Bourdieu et Luc Boltanski.
Éditions Raisons d’agir, Demopolis,
158 pages, 20 euros.
Rendre la réalité inacceptable. À propos
de la Production de l’idéologie dominante,
de Luc Boltanski. Éditions Raisons d’agir,
Demopolis, 188 pages, 15 euros.

N°56  -Février 2009




Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Les Lettres Françaises 14467 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte