Le siècle des masses

Publié le 18 avril 2011 par Les Lettres Françaises

Le siècle des masses

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Contemporaine de l’essor du capitalisme, l’irruption des masses sur la scène de l’histoire universelle a représenté un bouleversement qui contraignait la pensée politique à une refonte et à l’invention de catégories nouvelles. Témoins de la montée des fascismes et tous deux contraints à l’exil, Hermann Broch et Siegfried Kracauer ont tenté de forger de nouveaux instruments pour rendre raison de cette crise de la raison européenne.

Parallèlement à son oeuvre romanesque, l’auteur des Somnambules a travaillé pendant plus d’une décennie et jusqu’à sa disparition, en 1951, à l’élaboration d’une Théorie de la folie des masses demeurée en chantier, dont son éditeur se demande « si le sujet n’a pas eu raison de l’oeuvre, et si l’œuvre elle-même, pour comprendre le sujet, ne se devait pas d’être retravaillée sans cesse, comme n’a de cesse cette folie des masses contre laquelle la raison vient buter sans parvenir à l’infléchir ». Pour mener à bien ce projet pour lequel il avait même envisagé de fonder un institut de recherches spécifique, Broch préfère aux explications économiques une approche inspirée à la fois par la psychologie et par l’anthropologie philosophique : à ses yeux, ce sont les méthodes mêmes des fascistes, leur « virtuosité à manier les tendances irrationnelles du psychisme des masses », qui appellent ce changement de paradigme. Reprenant la critique adressée par Freud à Gustave Le Bon, auteur d’une Psychologie des foules, traduite en allemand dès 1912, Broch refuse pourtant d’admettre l’existence d’une « âme collective » sujette à des pathologies comparables à celles de l’individu : en dernier ressort, c’est du psychisme de l’individu, seul objet possible d’une étude scientifique, qu’il faut partir pour comprendre l’émergence des masses à partir de « l’état crépusculaire » où l’homme perd sa physionomie individuelle. La réflexion de Broch mobilise ainsi toute une pensée de la culture, comprise comme « la régulation et le contrôle rationnels de besoins irrationnels », l’ensemble des moyens et des valeurs forgés dans le but d’apaiser l’angoisse qui menace de renaître chaque fois que ces besoins ne sont pas satisfaits. Telle est l’une des racines psychiques des pathologies collectives : lorsque le sentiment de l’angoisse panique s’empare d’une collectivité, chaque fois que s’effondre le « système de valeurs » qui régit la vie des individus, cette communauté « réclame » un chef, qui peut prendre soit la forme d’un « authentique sauveur religieux », soit celle du « démagogue démoniaque » qui, tel « le psychopathe Hitler », « guide la masse (…) vers des formes d’extase archaïques et infantiles ». Non moins remarquable que les recherches de Broch sur les causes de ces phénomènes, est son effort pour élaborer des armes permettant de lutter contre eux : s’il s’en remet à la démocratie pour « ramener l’homme dans le système ouvert du sentiment d’humanité », c’est en étant conscient que les idéaux qui la portent devront se traduire en actes et ne pourront se passer du recours à une certaine forme de propagande pour opérer la « conversion » sans laquelle aucune guérison n’est envisageable.

Hermann Broch

Bien qu’ils datent d’avant 1933, les essais recueillis par Kracauer dans l’Ornement de la masse (publié en 1963 et dédié à Adorno) sont également traversés par l’inquiétude que ne pouvait manquer de susciter l’évolution de l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres. Publiés pour la plupart dans la Frankfurter Zeitung, ces textes sont d’abord le témoignage d’une rencontre rare entre la réflexion théorique et la forme du feuilleton, entre la philosophie et le journal. Kracauer n’a pas son pareil pour tirer de l’observation minutieuse de détails quotidiens apparemment insignifiants des enseignements critiques dont la portée est tout sauf anecdotique. Grâce à cette « herméneutique de la surface » (qui est aussi un art de la miniature), Kracauer peut se faire le « phénoménologue de la crise moderne », comme le montre Olivier Agard dans son excellente présentation. Lecteur de Georg Simmel et compagnon d’exil de Walter Benjamin, Kracauer est particulièrement attentif aux multiples symptômes de l’uniformisation des conditions de vie dans les grandes métropoles, avec leurs lieux emblématiques, du hall d’hôtel à la salle de cinéma, où les petites vendeuses et les employés vont voir des films qui dédommagent leurs frustrations sans jamais les conduire à une réelle révolte contre l’ordre social existant. Quant aux kiosques à journaux, ces « minuscules temples où les publications du monde se donnent rendez-vous », ils pourraient être le symbole d’une solidarité entre les peuples, si la diversité qu’ils affichent n’était pas une pure apparence illusoire : « Ceux qui dans la vie se combattent en adversaires, imprimés se retrouvent côte à côte, l’entente ne pourrait être plus grande. Là où les journaux en yiddish sur fond de textes arabes côtoient de gros titres en polonais, la paix est assurée. Le seul ennui, c’est que les journaux ne se connaissent pas. Chaque exemplaire est replié sur soi, et se contente de la lecture de ses propres colonnes. »

S’il critique le capitalisme avancé de son époque, Kracauer ne le fait pourtant pas, comme les tenants de la « critique de la culture » conservatrice, en réaction à la dynamique de la modernité et par nostalgie d’un paradis des origines, mais bien au nom de l’idée d’une société conforme aux exigences de la raison et de la justice, comme le montre ce jugement lapidaire où Kracauer désigne « le noyau même de la faiblesse du capitalisme » : « Il ne rationalise pas trop, mais trop peu. » En découle immédiatement le but de ces essais, dont la traduction longtemps attendue ne pouvait pas mieux inaugurer la collection « Théorie critique » créée par les éditions La Découverte : « faciliter l’intervention dans la réalité sociale ».

Jacques-Olivier Bégot

Théorie de la folie des masses,
de Hermann Broch, traduction P. Rusch et D. Renault,
Éditions de l’Éclat. 526 pages, 32 euros.
L’Ornement de la masse,
de Siegfried Kracauer, traduction S. Cornille, préface
d’O. Agard, La Découverte. 310 pages, 26 euros.

N°56 – Février 2009