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Gaëtan Picon (1915-1976) : écrivain, lecteur et revuiste pour la poésie (par Alain Paire)

Par Florence Trocmé

Gaëtan Picon (1915-1976) : écrivain, lecteur et revuiste pour la poésie.

Gaëtan Picon naquit à Bordeaux le 19 septembre 1915. La donne d'une époque inévitablement révolue accompagne ses livres, pour l'heure injustement refoulés parmi les arrière-plans de nos bibliothèques. Lors d'une journée d'hommage au Collège de France programmée le 5 juin 2005, Philippe Sollers qui fut son voisin de l'Ile de Ré se souvenait de Gaëtan Picon comme d'un personnage "sourdement aristocratique", "à qui l'on pouvait entièrement faire confiance". Sollers ajoutait, le compliment n'est pas mince, que "si l'on compte sur ses doigts les personnes à qui l'on peut faire confiance, après un certain temps, on trouve que, finalement, peut-être une main suffira".  
 
De son côté, Jean Dubuffet qui fut pour le Directeur général des Arts et des Lettres des années soixante un ami de grande virulence, parlait assez méchamment, dans l'un de ses courriers privés, d'un abus dans l'écriture de Picon de la "formule bel-cantatoire". Signes demeurés vifs des recherches et des découvertes d'une figure tutélaire dont le prestige semble s'être pour partie effacé, les essais de Gaëtan Picon méritent relecture. Ceux que je consulte volontiers ont pour titres Le Panorama de la nouvelle littérature française, L'usage de la lecture, Lecture de Proust, Ingres, étude biographique et critique, ainsi que 1863. Naissance de la peinture moderne.  
 
Gaëtan Picon eut pour proches amis Georges Limbour, Georges Schehadé, Jean Starobinski et Yves Bonnefoy, voilà d'emblée des indices qui peuvent inspirer la plus haute confiance. Difficile à évaluer clairement, son rôle de médiateur fut vraisemblablement aussi conséquent que celui qui fut joué par Jean-Pierre Richard lors de la parution des Onze études sur la poésie moderne. Dans ses volumes de L'Usage de la lecture édités au Mercure de France, on trouve quelques-uns des plus beaux textes composés à propos de la poésie du XXème siècle. Initialement publiés en revue, ses articles évoquent Giuseppe Ungaretti, Georges Seféris, Victor Segalen, Antonin Artaud, Pierre Reverdy, Henri Michaux, Michel Leiris, Gabriel Bounoure et Pierre Jean Jouve (1).  
 
Le parcours de cet enseignant qui acheva sa carrière à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes est étroitement rattaché aux cheminements de plusieurs revues littéraires ainsi qu'à une très singulière entreprise éditoriale dont Albert Skira fut le déclencheur. Personnage dont les fonctions officielles furent étonnamment diversifiées, Gaëtan Picon se trouva à plusieurs reprises au cœur de décisions qui engagèrent pour partie l'avenir de la poésie. Il fut pendant quelques trimestres, juste avant la fin de la revue, le directeur du Mercure de France. Il participa aux premiers cahiers de L'Ephémère et imagina chez Skira la collection des Sentiers de la création. Gaëtan Picon fut un acteur essentiel du champ littéraire de l'après-guerre : inventer de nouveaux croisements, solliciter des auteurs et faire en sorte qu'ils "s'entrelisent", s'occuper de critique littéraire et tout aussi bien de revues, de collections ou bien d'éditions fut tout au long de sa trajectoire des tâches qui le passionnèrent. 
 
Un infarctus l'emporta pendant la nuit du 6 août 1976. Il avait 61 ans et se préparait à assumer un poste qui lui convenait parfaitement : il devait prendre à Rome la direction de la Villa Médicis. Pour faire bref, il faut évoquer ses livres à propos de Balzac, de Malraux et de Bernanos : L'impatiente joie (2) fut publié quelques semaines après le décès de l'auteur des Grands cimetières sous la lune. Georges Bernanos avait pris connaissance du manuscrit, il avait écrit une lettre à Picon, le 29 octobre 1946 : "je vous aime beaucoup après vous avoir lu". 

Pour mémoire, on écrira également quelques mots à propos de son efficacité et ses réussites en tant que Directeur Général des Arts et des Lettres, au Ministère de la Culture d'André Malraux, entre 1959 et 1966. Gaëtan Picon fut à l'origine d'actions et de nominations qui modifièrent sensiblement le cours des choses : il introduisit Ionesco et Schehadé dans le répertoire de la Comédie Française, favorisa l'entrée de la donation Jean Dubuffet au musée des Arts décoratifs, nomma Balthus à la Villa Médicis, Georges Auric à l'Opéra de Paris et Jean-Louis Barrault à l'Odéon. Sa réflexion quant aux missions du musée d'art moderne auquel il voulait adjoindre un centre de création contemporaine, façonna les prémices de ce qui permettra plus tard la création de Beaubourg. On sait aussi que lorsque Marcel Landowski fut préféré à Pierre Boulez, Gaëtan Picon remit sa démission, au terme de sept années à la fois gratifiantes et décourageantes qui l'empêchèrent de se consacrer pleinement à son écriture personnelle. 
 
Pour étayer cet article, deux parutions du premier trimestre 2011 sont d'un grand secours. Une coédition de L'Imec et de La Maison d'à côté rassemble à propos de Gaëtan Picon les actes d'un colloque organisé en juin 2005 par ses enfants Pierre-André Picon et Martine Colin-Picon, au Centre Georges Pompidou ainsi qu'au Collège de France : aux vingt-quatre interventions (3) de ce colloque (avec entre autres, les participations d'Yves Bonnefoy, Hubert Damisch, Jean Lacouture, Francis Marmande, Philippe Sollers et Germain Viatte) s'ajoutent des témoignages audio et vidéo qui regroupent des réflexions et témoignages de Pierre Boulez, Julien Gracq et Jean Starobinski. Issue d'une thèse d'histoire soutenue par Agnès Callu en novembre 2009 et remarquablement documentée, une importante biographie historique Gaëtan Picon / Esthétique et Culture vient par ailleurs d'être publiée aux éditions Honoré Champion. Cet ouvrage de 714 pages qui reconstitue et interprète minutieusement les étapes de la carrière de Picon, les multiples facettes de sa personnalité, ainsi que sa consonance avec les contradictions de son époque, comporte une préface de Jean-François Sirinelli et une postface d'Yves Bonnefoy.

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Au départ, les revues : Cahiers du Sud, Confluences et Fontaine. 
Sa formation fut celle d'un philosophe : l'un de ses enseignants bordelais fut Georges Gurvitch, son diplôme d'études supérieures concernait Nietzche. Plus intérieures et plus décisives furent la présence et l'affection constantes de son frère Pierre. Cet aîné, de dix ans plus âgé que lui, fut très  jeune, avec un autre bordelais, Jean Carrive, un des signataires du Manifeste du Surréalisme de 1924. Picon publia tout d'abord des poèmes en prose dans de minuscules revues provinciales. Ses premiers articles critiques concernèrent Malraux qui venait de publier Le Temps du Mépris et L'Espoir : ses premiers textes parus à Lille dans la revue La Hune (1934) ainsi qu'à Marseille aux Cahiers du Sud (1936) entraînèrent immédiatement l'estime et l'amitié d'André Malraux.  
 
Jusqu'en 1942, Picon livra principalement des articles dans les Cahiers du Sud à propos desquels il rendit un hommage qui résume admirablement le climat de ses origines provinciales. A la faveur du numéro du cinquantenaire de la revue marseillaise, Gaëtan Picon s'était rappelé d'un discours prononcé lors d'une réception qu'il avait présidée à Beyrouth. Dans son allocution il avait souligné le fait que "le meilleur de la littérature et de la poésie française d'un demi-siècle avait reçu" de Marcou et Jean Ballard, "non point cet accueil qui va de soi, après la victoire, mais l'encouragement initial qui permet l'essor"... "Je vous avais appliqué, vous en souvient-il ? les mots fameux de Valéry à Mallarmé, que je cite de mémoire : "L'un vous blâme, l'autre vous nargue, mais il y a dans chaque ville de province un jeune homme secret qui se ferait tuer pour vous"... Car il est vrai que depuis cinquante ans, il y eut dans chaque ville de France, comme dans cette ville de Bordeaux où je vous ai rencontré pour la première fois, des jeunes gens solitaires dont vous avez peuplé la solitude, dont vous avez été l'espoir, la force et le secret". 
 
Rapidement intégré dans le comité de pilotage de la revue Confluences de René Tavernier, Picon se lia d'amitié avec le rédacteur en chef de ce périodique, René Bertelé qui fut son premier véritable éditeur (4). Le Point du jour qui eut l'immense mérite de publier pendant l'après-guerre de grands recueils d'Henri Michaux et de Jacques Prévert fut une maison d'édition de brève durée, portée à bout de bras par son créateur pendant quelques années. Lorsque sa maison fut absorbée par Gallimard, René Bertelé continua de promouvoir d'excellentes idées en tant que directeur de collection. Il savait pertinemment qu'il pouvait faire une totale confiance à Gaëtan Picon : il lui passa commande de son Panorama de la nouvelle littérature française dont la première édition parut en 1949. Dans l'intervalle de cet après-guerre, pour Fontaine de Max-Pol Fouchet avec lequel Picon fut également étroitement lié, Picon était devenu un chroniqueur remarqué, ses articles étaient suivis par une poignée de grands lecteurs particulièrement attentifs. Les revues furent l'un de ses lieux préférés de connivence et d'inventivité : elles lui permirent d'asseoir son statut de découvreur-guetteur capable d'anticiper avec un fabuleux discernement les lignes de force de son époque.  
 
"Refuser de séparer le lire et l'écrire", telle est la formule remarquablement éclairante qu'emploie Agnès Callu pour définir l'entreprise de Gaëtan Picon. Dans son Panorama de la nouvelle littérature française qu'il sut remettre à jour et qui connut plusieurs éditions à compter de 1949 - la cinquième, celle de 1988, est préfacée par Jean Starobinski - Picon assuma magnifiquement son rôle de "frayeur de voie" pour des courants littéraires, pour un auteur ou pour une œuvre insuffisamment reconnus : "pas plus que le son ou la lumière, la littérature ne se propage instantanément". Dans un hommage posthume qu'il adressa à Gaëtan Picon, Julien Gracq analysa clairement le rôle crucial de ce Panorama: "quand on voit un peu plus tôt que les autres, montrer, c'est aussi changer". D'autres lecteurs passionnés par les synthèses de Gaëtan Picon, des critiques ou bien des enseignants d'une plus jeune génération (Francis Marmande dans les actes du colloque de 2005, Colette Guedj dans un autre ouvrage collectif, Gaëtan Picon/ De l'aventure littéraire à l'action culturelle) n'ont pas manqué de souligner l'acuité de son influence. Pour sa part, Philippe Sollers se souvenait que "c'est là", dans le Panorama, "que j'ai lu pour la première fois, en province, à quinze ans, les premiers textes d'Artaud, de Bataille, de Ponge"
 
Beyrouth, Florence et Gand : loin de Paris, un professeur itinérant. 
Les débuts de sa carrière d'enseignant furent laborieux. Gaëtan Picon avait tout d'abord souhaité être nommé professeur de lycée à Montauban : il voulait approfondir sur place sa connaissance d'Ingres. Le confinement provincial lui fut très vite fatal, son absentéisme chronique devint une très mauvaise habitude. A l'instar de son frère aîné qui s'avouait douloureusement "fossilisé" par sa tâche de professeur du lycée du Puy en Haute-Loire, son premier métier fut trop vite une source de profonds découragements. Picon n'était pas khâgneux ou normalien. Ses immenses qualités et son entregent lui permirent pourtant de vivre en région parisienne et puis ensuite de décrocher des postes de premier choix à l'étranger : d'après les recherches d'Agnès Callu, l'aide d'un proche de Malraux, le diplomate-écrivain Jacques de Bourbon-Busset fut d'un grand secours pour ses nominations.  
 
Gaëtan Picon fut tout d'abord convié à remplacer son ami Gabriel Bounoure à l'Ecole supérieure des Lettres de Beyrouth. C'est là qu'il noua définitivement, parmi "les vergers d'exil et les plages familières", une fervente amitié avec Georges Schehadé qu'il avait autrefois rencontré à Paris et pour la poésie duquel il professait une inconditionnelle adhésion (5). Dans les trois institutions où il séjourna pendant l'intermède des années cinquante, Picon transforma souvent l'endroit où il travaillait en plate-forme pour de  fécondes rencontres. Il lia connaissance à Beyrouth avec Henri Seyrig et Georges Seféris. Malraux, Caillois, Alberto Moravia et Elsa Morante répondirent à ses invitations au Liban. 
 
Gaëtan Picon fit ensuite une plus courte escale de visiting professor à Florence, pendant l'année scolaire 1954-1955. Le poète Piero Bigongiari fut en Toscane son plus amical interlocuteur ; Picon fréquenta Eugenio Montale et Mario Luzi, invita Albert Béguin. Lors d'une conférence qu'il donna à Rome, conférence dont on retrouve la teneur dans un article donné aux Lettres Nouvelles ainsi que dans le volume des Usages de la lecture, il exprima la forte admiration qu'il éprouvait pour la poésie de Guiseppe Ungaretti (6). Ce dernier lui répondit dans une lettre datée  du 26 août 1955 : "Très cher ami, votre conférence m'a beaucoup touché. Je vous l'ai dit de vive voix, je tiens à vous l'écrire. Vous avez parlé de ma poésie avec une pénétration et une précision qui l'ont par certains côtés révélée à moi-même". Une seconde lettre parvint à Picon lorsque parut son article, ce courrier est daté du 21 février 1956 : "Je viens de trouver les Lettres Nouvelles et de relire votre magnifique note sur la poésie. Je vous en suis très très profondément reconnaissant. Merci. C'est sans comparaison la note la meilleure sur Les Cinq Livres". 
 
Un scénario analogue se reproduisit lorsqu'il fut donné à Picon de travailler de 1955 à 1959 à l'Ecole des Hautes études de Gand. Il est le successeur d'Henri Maldiney et convie de nouveau pour des conférences rattachées à son enseignement les écrivains qu'il affectionne : Julien Gracq, Nathalie Sarraute, Max-Pol Fouchet, Francis Ponge et Yves Bonnefoy. L'invitation qu'il adresse à ce dernier fut déterminante pour leur amitié. Deux années auparavant, en juillet-août 1957, Picon qui signalait la parution de l'Anthologie de la poésie nouvelle de Jean Paris aux éditions du Rocher, avait commenté très favorablement Du mouvement et de l'immobilité de Douve. Yves Bonnefoy en donne témoignage dans la postface de l'ouvrage d'Agnès Callu (6), cette invitation de Gand scella leur amitié : "Je n'ai pas rencontré Gaëtan Picon dans la société, nous ne nous sommes pas aperçus une heureuse première fois chez d'autres personnes et quand il vint à moi de la façon la plus courtoise et gracieuse, je n'avais publié, c'était en 1959 à peu près, que des poèmes et des réflexions sur la poésie et quelques poètes : d'où suit que c'était bien à la poésie qu'il s'intéressait à travers moi. Et de mon côté, que ce soit là mon principal témoignage, j'ai tout de suite et très fort perçu en lui un ami de ce que j'aimais, aussi clairvoyant qu'exigeant, ce qui me permit de lui accorder tout à fait immédiatement cette confiance et cette affection que je n'éprouve vraiment que pour ceux qui sont de ce côté-là de la parole, sans toujours le savoir eux-mêmes". 
 
L'ultime sursaut du Mercure de France 
Eloigné de Paris par son métier d'enseignant-voyageur, Gaëtan Picon continuait de prendre une part très forte à la vie littéraire française des années cinquante. Ses monographies, son Balzac et son Malraux paraissaient au Seuil en édition de poche dans la collection des Ecrivains de toujours, son ouverture sur les revues de son époque se diversifiait. Picon allait à la rencontre des supports qui convenaient le mieux pour ses interventions et ne fit pas de la revue qui lui était le plus hospitalière, le Mercure de France de Sylvestre de Sacy, son unique vecteur de publication. Selon l'expression de Bonnefoy, Gaëtan Picon ne fut pas seulement, comme tout un chacun, "champ de solitude" : il eut "un contact toujours maintenu avec l'invention collective"
 
Dans son chapitre "Une république des Lettres sans frontière", Agnès Callu pointe le fait que Picon ne fut jamais assigné dans des lieux de résidence exclusifs. Il élargissait sa donne et nouait de nouvelles alliances dans le champ des revues, en particulier chez Esprit ainsi que chez Critique. Jean Piel accueillit par exemple en août-septembre et en octobre 1956 deux articles de Picon consacrés à Maurice Blanchot. Au travers de ces publications successives, l'autorité et l'ascendant de Gaëtan Picon s'affirmaient progressivement. Son approfondissement de l'œuvre de Blanchot eut par exemple un retentissement dont Gabriel Bounoure qui fut un proche d'Edmond Jabès et de Jacques Derrida, se fit l'écho. Dans une lettre datée du 27 février 1957, la réaction de Bounoure est extrêmement chaleureuse : "Mais au Caire impossible de me procurer Critique. Je brûlais de vous lire, assuré que vous aviez apporté des éclaircissements décisifs sur les seuls problèmes qui vaillent d'être éclaircis : l'origine, la nature, la fin de l'art, sa mystérieuse parenté avec la mort. Rien ne nous importe autant que ces questions"
 
Le séjour à Gand de Gaëtan Picon fut soudainement interrompu lorsque commença à la demande d'André Malraux son septennat au Ministère de la Culture. Pendant la phase terminale de ce difficile septennat, s'intercalent en filigrane les mois pendant lesquels Picon assume les dernières parutions du Mercure de France, période à propos de laquelle j'ai eu l'occasion de communiquer une étude lors du colloque de 2005. A mon sens mal connu et trop vite oublié dans l'histoire des revues, cet épisode qui campe Gaëtan Picon, depuis mai 1963 jusqu'à juillet 1985, en tant que directeur du prestigieux périodique du 25 de la rue de Condé, constitue une séquence rigoureusement étincelante. 
 
Pour faire vite, songeant aux judicieuses analyses d'Agnès Callu, on écrira sommairement que Gaëtan Picon était une personnalité à la fois surdouée et dépressive, de fréquentes intermittences lui furent quelquefois fatales. Trop brutalement écourté, cet épilogue du Mercure réunissait une solide garde rapprochée, Maurice Saillet, André du Bouchet et Yves Bonnefoy, ainsi qu'un jeune secrétaire de rédaction, Blaise Gautier, à cette époque âgé de 35 ans (Gautier fut par la suite responsable du Cnac et animateur de la Revue parlée de Beaubourg). Au risque de fatiguer avec une longue énumération, on soulignera que le Mercure de France construisit des sommaires magnifiquement éclectiques. Sans souci de rupture inaugurale ni de grandes déclarations théoriques, Gaëtan Picon accueillait avec souplesse et discernement des contemporains capitaux, le meilleur de son époque, ce dont la Nrf de Marcel Arland, beaucoup moins bien inspirée, prit quelquefois ombrage.  
 
On y découvrait pas uniquement, "entre continuités et novations", au fil des numéros, les contributions de quelques-uns des meilleurs amis de Picon. A côté d'une prose de Julien Gracq ou de Georges Limbour qui donnait en avant-première des chapitres de sa Chasse au mérou ou bien ses souvenirs de Georges Bataille, Bibliothécaire à Carpentras, à côté de textes inédits de Georges Schehadé et de Gabriel Bounoure (Les mille oiseaux du silence évoquent La Princesse de Clèves), en sus de l'apport de Jean Starobinski qui confia outre ses propres articles - entre autres, sa décisive Présentation des Anagrammes de Saussure - des fragments de Cingria et de Mercanton, on trouvait des textes d'une teneur sensiblement différente, par exemple des propositions de Philippe Sollers, Marcelin Pleynet, Denis Roche et Michel Deguy. Le périmètre de la revue était sans cesse retravaillé : c'est dans le Mercure de Picon que l'on trouve au gré des pages, à côté de Jean Dubuffet, François-Bernard Mâche, Pierre Boulez et André Masson, Raymond Queneau, Nathalie Sarraute, Kateb Yacine ou bien Jacques Prévert, des fragments de la traduction de L'Enéide par Pierre Klossowski, des textes d'Henry Corbin, René Girard, Jean-Pierre Richard et Gérard Genette, et puis surtout la grande préface pour une première fois visible de Michel Foucault à propos des Ménines de Vélasquez. On y peut lire de nouvelles notes livrées par Francis Ponge au moment du décès de Fautrier, une traduction de poèmes de Montale proposée par Pierre Jean Jouve, des textes d'Henri Thomas, de Borges, d'Artaud ou bien de Cioran, un billet de Michel Leiris qui salue la disparition d'Alfred Métraux, des extraits de La Semaison de Philippe Jaccottet, des approches de Claude Esteban à propos de Morandi et de Rouault ainsi que la toute première apparition des Mégères de la mer de Louis-René des Forêts ...  
 
Quand on feuillette ces derniers exemplaires du Mercure de France, on peut appliquer à Gaëtan Picon ce qu'il avait admirablement décrit lorsqu'il avait défini "la double entreprise" de Jean Paulhan (8). Dans l'émouvante couleur mauve du Mercure, sous l'enseigne du dernier habit d'Alfred Jarry, Gaëtan Picon apparaît comme l'incarnation d'un personnage qui "ne s'intéresse pas aux œuvres, mais à la littérature qui passe par elles, qui surgit et s'éclaire fugitivement". A partir de cette séquence, Gaëtan Picon s'inscrit dans la très grande mythologie des lettres françaises comme un médiateur hors pair, habité par "une vision de la littérature comme phrase sans clausule"... "ce morcellement, cet à suivre (comme d'un numéro de revue à l'autre), dont ce n'est pas l'échec, plutôt la loi, de nous laisser chaque fois sur notre soif". 
 
Gaëtan Picon avait 48 ans lorsqu'il accepta de diriger le Mercure. Julien Gracq disait de lui qu' "il avait le sens aigu de ce qui s'amorce", il n'avait pas toujours souci de durabilité ... Une soudaine volte-face dont ses proches amis se désolèrent profondément l'empêcha de poursuivre ce grand défrichement : d'une manière plutôt irrationnelle, parce que de lourdes difficultés se présentaient dans la gestion des finances de la revue, il renonça brusquement, sa décision devint dramatiquement irréversible. Après quoi, sans vouloir donner trop de sens à de nouvelles circonstances, on pourrait avancer que Gaëtan Picon perdit quelque peu la main. Ne soyons pas inutilement cruel : d'aucuns écrivent que longtemps pointue, sa silhouette s'épaississait ... André du Bouchet avec lequel il entra en conflit, Yves Bonnefoy et Jacques Dupin l'incitèrent pourtant à prendre part chez Maeght à la direction collégiale de L'Ephémère qui fut la très grande revue de poésie des années 1966-1972 (9). Picon donna un texte dans le premier sommaire du cahier de L'Ephémère qui évoquait la disparition d'Alberto Giacometti. Quelques trimestres plus tard, moment épocal crucial, la césure de mai 1968 généra un grand différend à son égard. Tandis qu'André du Bouchet, Jacques Dupin et Louis-René des Forêts saluaient la libération de la parole de Mai, Gaëtan Picon se révélait moins agile et moins généreux, beaucoup plus conservateur. Contrastant trop vivement avec la superbe préface qu'il avait donnée à L'Etudiant de Jules Michelet, son texte un peu trop surplombant, consacré aux Jardins du Luxembourg (10) fut refusé par le conseil de L'Ephémère (11) : à compter du neuvième numéro de la  revue, Picon fut contraint à la démission. Michel Leiris, Paul Celan et Louis-René des Forêts complétèrent le comité de rédaction de la revue.  
 
Avec Skira, Les Sentiers de la création 
L'amertume de ce grave différend ne l'emporta pas : Gaëtan Picon trouva chez Skira de quoi rebondir superbement. Suite à son dialogue avec Pablo Picasso, Albert Skira (12) avait le désir qu'existe depuis Genève une collection capable d'inventorier Les Sentiers de la création. Effectuée avec peut-être encore plus de détachement et de mélancolie qu'auparavant, cette direction de collection magnifiquement méditée donna à Gaëtan Picon de quoi relancer pendant les dernières saisons de son parcours une forte attente vis à vis des créations littéraires et artistiques de son temps.   
 
On n'énumérera pas la totalité des vingt-cinq titres et des auteurs de cette collection. On mentionnera qu'André Breton avait sérieusement songé à y participer avec un livre illustré qui aurait évoqué son appartement de la rue Fontaine et sa collection. Breton avait choisi le titre infiniment fascinant de son ouvrage : il se serait intitulé Quelle, ma chambre au bout du voyage. De maigres feuillets manuscrits retrouvés après son décès sur la table de travail d'André Breton attestent du premier cheminement de ce projet. C'est un autre article qu'il faudrait rédiger pour décrire l'essor de cette collection où figurent Pierre Alechinsky, Louis Aragon, Miguel Angel Asturias, Michel Butor, Roger Caillois, René Char, Jean Dubuffet, Eugène Ionesco, Jean-Marie Le Clezio, André Pieyre de Mandiargues, André Masson, Henri Michaux, Octavio Paz, Francis Ponge, Jacques Prévert, Claude Simon, Jean Starobinski, Jean Tardieu et Elsa Triolet. Gaëtan Picon fut lui-même l'auteur de trois des ouvrages des Sentiers de la création : La chute d'Icare, la présentation des Carnets catalans de Joan Miro et Admirable tremblement du temps. Trois titres de cette collection sont à mes yeux d'insurpassables chefs d'œuvre : L'Arrière-pays d'Yves Bonnefoy, L'art de l'impossible, les entretiens de Francis Bacon avec David Sylvester qui furent traduits par Michel Leiris, et La voie des masques de Claude Levi-Strauss. 
 
Ce sont les éditions de Rosabianca Skira-Venturi qui publièrent quelques mois après son décès l'ultime ouvrage que Picon (13) ait pu composer, son Journal du surréalisme. Les tout derniers articles publiés par Gaëtan Picon de son vivant furent consacrés à Yves Bonnefoy et Francis Bacon. "La parole survivante" fut imprimé en première page du quotidien Le Monde, le 7 mai 1975, il s'agissait d'un texte qui saluait la parution du recueil Dans le leurre du seuil. Quelques semaines plus tard, pendant la préparation du cahier de L'Arc consacré à Yves Bonnefoy, je recevais une courte page de Picon intitulée S'il est aujourd'hui une poésie : ce numéro de L'Arc fut publié en octobre 1975. Des amis m'ont rapporté que Gaëtan Picon était présent à Marseille pendant le début de l'été 1976, au moment de l'inauguration au musée Cantini de l'exposition de Francis Bacon : pour cette occasion, Gaëtan Picon avait rédigé à l'invitation du conservateur du musée, Marielle Latour, la préface du catalogue marseillais, un texte titré "Le cercle et le cri"
 
"Quelle, ma chambre au bout du voyage ?". 
Le Panorama de la nouvelle littérature française, le Mercure de France et Les Sentiers de la création, trois entreprises éditoriales dont Gaëtan Picon fut le magistral ordonnateur revêtent à mes yeux presque autant d'importance que le legs de ses articles et de ses livres. Malgré l'éloignement du temps, j'oserais formuler la croyance selon laquelle ces parutions collectives font aujourd'hui partie de la généalogie de quelques lecteurs de grande ferveur : elles relèvent du sol à partir duquel on peut continuer de marcher. Sur cette lancée, dans un extrait de l'article qu'il avait publié dans Le Monde du 7 décembre 1969, deux mois après la disparition de son grand ami Boris de Schlœzer, j'aimerais pouvoir identifier, toutes proportions gardées, une manière d'autoportrait involontaire de Gaëtan Picon, le relief tout à fait particulier de son destin posthume.  
 
En guise de conclusion provisoire pour ce parcours voué à la littérature, à la poésie et aux revues, je veux citer quelques-unes des réflexions de Gaëtan Picon à propos de son ami musicologue. Ces phrases de Gaëtan Picon laissent entrevoir ce qu'il peut y avoir d'exemplaire, d'inventif et d'inachevable dans sa trajectoire de vie : "Il est des autorités peu voyantes, des notoriétés dissimulées : elles risquent d'échapper à qui ferait l'histoire avec des statistiques de ventes et de publicité, mais seront repérées par ceux qui savent qu'une influence se mesure à la qualité de celui qui reçoit, à son aptitude à devenir porteur de germes, par ceux qui donnent leur juste prix à une parole opportune, même si elle n'est pas d'emblée entendue, à un relais définitivement effectué ...  
 
Il y avait son intérêt pour les autres, son aptitude (et sa volonté) à penser contre lui-même, et cette extraordinaire disponibilité à l'égard du nouveau, maintenue jusqu'à la fin de sa longue vie. (Nouveau, le terme n'est d'ailleurs pas exact, impliquant une référence au passé qu'excluait chez lui un sentiment si vif de la présence qu'il se trouvait chaque fois - en dépit de l'immense culture - libéré de l'histoire : à ses yeux le monde ne changeait pas, il commençait plutôt) ... Si les œuvres existaient dans leur unicité, les problèmes dont il ne cessait pas d'espérer la solution exigeaient, eux, un effort commun, une collaboration ... Boris de Schlœzer écrivit, et si ses œuvres ne le mirent pas davantage en évidence, c'est bien entendu, en raison des questions traitées et de l'indifférence de l'homme à l'égard de sa propre réputation. Mais le succès est aussi une affaire de date. Schlœzer a contribué de façon décisive à préparer un climat de l'esprit dont il aura moins bénéficié que ceux qui l'auront suivi". 
 
Alain Paire 
 
 

(1) On peut se reporter sur le site Pierre Jean Jouve vers un autre article consacré aux rapports de Gaëtan Picon et Pierre Jean Jouve. 
 
(2) Primitivement édité chez Robert Marin en 1948 (un éditeur qui publia Armel Guerne, Virginia Woolf et Herman Melville), Georges Bernanos / L'impatiente joie a été réédité par Hachette en 1997, avec une post-face d'Alain Bonfand qui a également accompagné les rééditions de 1863, la naissance de la peinture moderne (Folio-Essais, 1996) et de Nietzche, la vérité intense (éd. Hachette, 1998) 
 
(3) Actes du colloque Gaëtan Picon, coédition Imec/ La Maison d'à côté, contributions d'Etel Adam, Emile Biasini, Yves Bonnefoy, Pierre Boulez, Agnès Callu, Arnaldo Calveyra, Elias Cambra, Serge Canadas, Marie-Anne Charbonnier, Jacqueline Chénieux-Gendron, Leonardo Cremonini, Hubert Damisch, Florence Delay, Albert Dichy, Julien Gracq, Jean Lacouture, François Lallier, Francis Marmande, Raymond Mason, Cella Minart, Alfred Pacquement, Alain Paire, Martine Colin-Picon, Pierre-André Picon, Jean-Yves Pouilloux, François Rouan, Catherine de Seynes-Bazaine, Philippe Sollers, Jean Starobinski, Philippe Urfalino, Yves Vadé, Germain Viatte et Michel Zink. La Maison d'à côté est dirigée par Jean-Claude Bonfanti, éditeur multi-média basé en Belgique. 
 
On peut consulter les archives de Gaëtan Picon à l'Imec. Cf aussi L'Oeil double de Gaëtan Picon, catalogue et exposition du Centre Georges Pompidou, 1979 ainsi que les actes d'un autre colloque qui s'était tenu à La Rochelle, Gaëtan Picon, De l'aventure littéraire à l'action culturelle, éditions Les Indes savantes, 2007. Lire également la préface de Denis Hollier pour Lecture de Proust, Folio-Essai 1995. 
 
(4) Cf René Bertelé, écrits et éditions (1908-1973) par Maurice Imbert.  
 
(5) Cf la très belle monographie de Danielle Baglione et d'Albert Dichy, Georges Schehadé, poète des deux rives aux éditions de L'Imec (1999) ainsi que l'intégrale de la correspondance Gabriel Bounoure / Georges Schehadé parue pages 105 / 185 du volume Vergers d'exil / Gabriel Bounoure dirigé par Gérard Khoury aux éditions Geuthner, juillet 2004. Ouvrage collectif avec la collaboration d'Etel Adam, Jérôme Bocquet, Briec Bounoure, Hareth Boustany, Martine Colin-Picon, Leyla Dakhli, Guy Delbès, Pierre Fournié, Jean-Michel Hirt, Gérard Khoury, Abdellatif Laâbi, Jean Lacouture, Daniel Lançon, Henry Laurens, Alain Paire, Pierre-André Picon, Salah Stétié et Lili Valet. 
 
(6) Pour mieux explorer la relation Ungaretti / Picon, Agnès Callu mentionne un article de Picon paru dans Forum Italicum, juin 1972, "Quelques lettres, quelques souvenirs sur Guiseppe Ungaretti". 
 
(7) Ce texte "Gaëtan Picon et la poésie" est également disponible dans le volume Imec / Maison d'à côté ainsi que dans l'ouvrage "La communauté des critiques", éditions des Presses Universitaires de Strasbourg, 2010. 
 
(8) Texte de Picon dans le numéro d'hommage à Jean Paulhan de la Nnrf, mai 1969. 
 
(9) A propos de L'Ephémère, cf. l'article que j'ai publié dans le volume 1 Poésie française contemporaine édité par le Cipm ainsi que deux études de Yasmine Getz parues dans Cahier Jacques Dupin, (éd. de la Table ronde, 1995) et Revue des revues, n° 22, 1997. Cf. Les Cahiers de l'Ephémère 1967-1972 / Tracés interrompus d'Alain Mascarou, éd. de l'Harmattan, 1998. 
 
(10) Les jardins du Luxembourg figurent dans le volume La vérité et les mythes, entretiens et essais, éd. du Mercure de France, 1979. 
 
(11) A propos du différend jamais surmonté entre André du Bouchet et Gaëtan Picon, voir également le texte de Bonnefoy Gaëtan Picon et la poésie. 
 
(12) Dans un article paru dans L'Humanité, le 10 septembre 1971, Gaëtan Picon a raconté comment l'idée de la collection lui fut suggérée par Albert Skira : "Picasso se promenait un jour à Boisgeloup en compagnie de Skira quand il s'est soudain baissé pour ramasser une branche de bois mort et un morceau de fil de fer. Le lendemain, Skira retrouva dans l'atelier de Picasso la branche et le fil de fer revêtus de plâtre. Ses deux objets avaient été transformés en sculpture. Le déclic est venu de là". 
 
(13) A côté de la collection des Sentiers de la création, il faut mentionner un autre projet de moindre dimension qui fut porté par Yves Bonnefoy, avec le concours d'un éditeur milanais qui fit soudainement défection. Trois livres suscités par Bonnefoy au sein de cette collection intitulée Les Balances du temps furent publiés chez Flammarion et ensuite chez Skira : Rome 1630 dont Yves Bonnefoy est l'auteur, 1789, les emblêmes de la raison de Jean Starobinski et 1863, Naissance de la peinture moderne de Gaëtan Picon (cf à ce propos les pages 112-113 du catalogue Yves Bonnefoy de la Bibliothèque nationale, 1992). 
 


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