C’est une tempête qui nous a fait perdre notre route et qui a endommagé le bateau. Une tempête incroyable, comme nous n’en avions jamais connu. Des vagues énormes se sont abattues sur le pont, endommageant les mats et s’engouffrant dans les écoutilles. Elles étaient si violentes, ces vagues, que nous avons tous cru que notre fin était venue et que nous allions périr noyés dans un naufrage. Et puis non, après des heures de folie, le vent s’est calmé et la mer aussi.
Evidemment, nous avions perdu notre route et pendant des jours nous avons navigué sur des océans bleus, nous guidant, comme nous pouvions, sur la course du soleil. Plus de vingt fois, nous le vîmes, ce soleil, monter vers les zéniths puis redescendre, vaincu et déconfit, pour finalement disparaître inexorablement derrière l’horizon ensanglanté. Plus de vingt fois nous vîmes la lune grossir au firmament de la nuit et offrir son ventre rond et impudique à nos yeux ébahis. Parfois, elle laissait sur la mer comme une traînée magique que nous suivions, incrédules, dans l’espoir de trouver enfin dans son sillage les ports tant espérés.
Mais rien. Nous ne trouvions rien.
Notre bateau tanguait au gré des vagues, longeant des récifs et coupant de sa proue l’éternelle écume, cette bave d’un autre âge des chevaux de la mer. Des monstres étranges nous accompagnaient, dont on n’apercevait que le dos noir, mais dont la présence certaine se révélait à nous par des chants étranges venus des profondeurs.
Enfin, une nuit, nous nous échouâmes sur une plage, quelque part au bout du monde. Prudemment, nous attendîmes l’aube avant de nous aventurer sur cette terre inexplorée. Dans l’obscurité profonde, assis sur le pont du navire, nous entendions les sanglots des oiseaux de la nuit et, parfois, le cri strident d’une bête frappée à mort dans son sommeil. De la grande forêt toute proche, dont nous percevions les parfums épicés, nous parvenaient des feulements étranges ou des courses précipitées. Ce n’étaient que coassements stridents, beuglements sourds ou grognements inquiétants.
Enfin, la lumière parut et nous sautâmes sur le sable blond, laissant là notre navire dont l’étrave était si enlisée que tout départ semblait impossible.
Une fois dans la forêt, nous marchâmes pendant des heures sans rien apercevoir d’autre que des arbres gigantesques, à la circonférence impressionnante et dont le faîte rejoignait les nuages. C’est du moins ce que nous supposions, car nous n’apercevions plus le ciel, tant la végétation était dense, et c’est dans une demi-obscurité que nous progressions, fort péniblement d’ailleurs. Nous suivions une sorte de piste, qui n’était sans doute que le passage obligé des grands fauves dont il nous semblait parfois sentir dans les parages l’odeur trouble et sauvage. Le moindre craquement à proximité nous plongeait aussitôt dans une panique totale et nous n’avancions pas autrement que le fusil en avant, craignant à chaque instant de faire une rencontre indésirable.
Après de nombreuses heures de marche, nous arrivâmes dans une étrange clairière en forme de cuvette où une petite rivière devait prendre sa source. Le terrain était si humide et si gorgé d’eau que nous nous enfonçâmes aussitôt jusqu’aux mollets. Quelle horreur ! Plus nous essayions de nous dégager et plus nous nous enfoncions. Il fallait faire un effort surhumain pour tenter de dégager un pied puis l’autre et c’est avec bien du mal que nous y arrivions, dans un grand bruit de succion. Mais le premier pied était à peine reposé sur le sol qu’il s’enfonçait de nouveau, plus profondément encore. Nous étions tous là à patauger et la panique commençait à s’emparer de nous quand, tout près, nous entendîmes le rugissement d’un tigre...