« Dynamique et réactif », « disponible », « grand sens de l’autorité naturelle, alliant fermeté et souplesse », « ouverture d’esprit », « capacité à mener des projets », « capacité à innover ». Les exigences des employeurs qui déposaient à la veille de l’été 2010 leurs « fiches de recrutement » sur Internet n’étonnent guère. Plus inhabituelle, cependant, est la catégorie professionnelle à laquelle ils s’adressent : les enseignants. Un bouleversement ? Pas vraiment.
Depuis une petite dizaine d’années, différents ministres se sont évertués à accommoder le service public de l’Education nationale aux principes du management « moderne ». Avec la volonté d’imiter le modèle de relations sociales du secteur privé, en transformant chaque établissement en petite entreprise autonome.
Annoncé à bas bruit par le ministre de l’éducation, M. Luc Chatel, au cours des Etats généraux de la sécurité à l’école, en avril, le programme Clair (Collèges et lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite) constitue le dernier avatar de cette « révolution ». Encore expérimental et restreint à une centaine d’établissements « concentrant le plus de difficultés en matière de climat scolaire et de violence (1) », ce dispositif donne la possibilité aux chefs d’établissement de « recruter les professeurs sur profil (2) ». En d’autres termes, les enseignants, y compris les détenteurs du certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (Capes) ou de l’agrégation, seront désormais nommés sans passer par le mouvement national de mutations qui leur garantissait depuis des décennies une indépendance d’action par rapport à leur direction administrative.
Autre mesure essentielle du dispositif : « Un préfet des études est désigné pour chaque niveau. Elément central de la cohérence des pratiques, du respect des règles communes et de l’implication des familles, il exerce une responsabilité sur le plan pédagogique et éducatif (3). » Avec la création de ces « préfets », sorte de contremaîtres, une hiérarchie intermédiaire voit ainsi le jour dans le corps des enseignants, jusqu’à présent relativement égalitaire.
Derrière le prétexte d’une consensuelle lutte contre la violence scolaire, « les choses sont claires, si je peux me permettre ce jeu de mots, grimace M. Willy Leroux, professeur de technologie depuis seize ans à Grande-Synthe, près de Dunkerque. Cette réforme est là pour remettre en cause notre statut » — un statut hérité des années 1950.
Des machines à fabriquer du projet
M. Leroux a de quoi être inquiet, lui qui travaille dans un établissement classé depuis cinq ans « RAR » (réseau ambition réussite). Il a pu observer la mise en place de cette politique de dérégulation — enclenchée par les gouvernements de MM. Jean-Pierre Raffarin, Dominique de Villepin et François Fillon — par petites touches, par accumulation de réformes successives.
L’instauration par M. Gilles de Robien, alors ministre de l’éducation nationale, du dispositif RAR, sans aucun doute le plus emblématique, remonte à la rentrée 2006. Elle faisait suite, déjà, à des violences urbaines largement médiatisées : la révolte des banlieues de l’automne 2005. Cette année-là, le ministère, inspiré par la commission du débat national sur l’avenir de l’école (2003-2004), présidée par M. Claude Thélot, invente un « super-prof », baptisé à l’époque « professeur référent ». Celui-ci voit sa présence dans les classes ramenée à neuf heures hebdomadaires (au lieu de dix-huit pour un certifié), mais doit en échange, selon la nouvelle rhétorique entrepreneuriale, « impulser une dynamique pédagogique » et « favoriser la dynamique du projet de réseau » (4).
Ces « postes à profil » ouvrent une première brèche dans le statut de fonctionnaire. Recrutés par lettre de mission et non plus à la suite de mutations administratives, ces « professeurs référents » dépendent désormais de leur chef d’établissement ou de leur inspecteur, et sont soumis à une évaluation par objectifs.
A la façon des agents de maîtrise en entreprise, une partie de ces professeurs RAR ont servi de courroie de transmission entre les directions — soucieuses de faire appliquer les velléités réformatrices du ministère — et les équipes pédagogiques. Jusqu’alors, « l’idée générale, chez les profs, c’est une égalité de fait : je respecte tes cours car tu respectes les miens, observe Mme Hélène Dooghe, professeure de lettres modernes à Roubaix (5). On fait le même boulot, avec le même nombre d’heures, les mêmes conditions de travail. Ce genre de profs, avec un statut différent, avec une présence moindre devant les élèves, avec un rapport particulier à la hiérarchie, a amené une certaine division dans les salles de profs. Ce qui peut être préjudiciable, car, dans ces collèges, nous avons avant tout besoin de solidarité. »
« J’ai voulu l’autonomie des réseaux ambition réussite comme un moyen de libérer les énergies, de stimuler les projets innovants, l’invention pédagogique et aussi la création de partenariats avec des acteurs de la vie économique et de la société civile », s’enflammait en janvier 2007 M. de Robien (6). Sans surprise, ces « superprofs » se sont bien souvent transformés en véritables machines à fabriquer du « projet », comme les sixièmes « à thème » (Egypte, musique, théâtre… astrologie, etc.).
Mais l’enthousiasme de M. de Robien n’est pas unanimement partagé. « En réalité, les projets répondent surtout à une volonté de la hiérarchie, qui veut donner une image positive des établissements difficiles, particulièrement dans une période où les moyens ont diminué drastiquement et où la carte scolaire a été supprimée », glisse Mme Cécile Poullelaouen, professeure d’anglais. « Personne ne semble se soucier d’évaluer sérieusement l’efficacité pédagogique de ces projets, notamment en termes de progrès scolaires des élèves, confirme Mme Dooghe. Le concept de projet suffit bien à sa propre justification… » (lire « Et si l’école servait à apprendre... »).
« Nous avons un public à conquérir »
Les rapports d’activité dans les RAR, rédigés par les professeurs référents, illustrent parfois jusqu’à la caricature la prédominance de cette nouvelle norme pédagogique. Un exemple parmi tant d’autres : « La mise en place de projets transversaux à un ensemble d’établissements scolaires du réseau reflète la réalité de la mobilisation des moyens et du travail en partenariat au service de la réussite des élèves dans un domaine donné (7) », écrit l’académie de Clermont-Ferrand dans une note où le mot « projet » figure vingt et une fois sur neuf pages.
Il n’est guère surprenant de voir la réforme « ambition réussite » de 2006 associer des mesures favorisant à la fois la prise de pouvoir des chefs d’établissement, la création d’une hiérarchie intermédiaire et l’utilisation surabondante de concepts creux. Les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello avaient montré en 1999 comment, depuis une vingtaine d’années, le capitalisme s’était modernisé en se parant de colifichets tels que les concepts de « réseau » et de « projet » (8).
Franck Lepage, militant de l’éducation populaire, a observé les effets mercantiles de cette contamination rhétorique dans le secteur socioculturel : « Aujourd’hui, on réunit un groupe de jeunes. Avec eux, on monte un “projet”. Ce projet dure un an. On défend ce projet en échange d’une subvention, en concurrence avec d’autres porteurs de projets. Ce projet n’est pas fini qu’on est déjà en train de préparer le projet suivant pour obtenir la subvention suivante. A partir du moment où l’on fait ça, mesdames et messieurs, on entre dans la définition marxiste de la marchandise. La marchandise, c’est un bien ou un service réalisé dans des conditions professionnelles, qui teste sa pertinence sur un marché en concurrence avec d’autres biens ou services équivalents. Eh bien, mesdames et messieurs, le mot “projet” est un mot qui, insidieusement, transforme notre vie en un processus de marchandise (9). »
C’est maintenant le tour de l’Education nationale : « Le principal de notre collège nous a annoncé, à la rentrée, que nous pouvions déposer des projets, mais qu’il ne pourrait en faire subventionner que cinq par le conseil général, raconte Mme Dooghe. Il est évident que cette mise en concurrence risque de diviser les professeurs et de fragiliser ceux qui ne feront pas partie du projet gagnant. Sans compter qu’elle accroît le pouvoir du chef d’établissement et diminue d’autant notre liberté pédagogique. »
Par ailleurs, ces « projets » deviennent les arguments sur la base desquels principaux et proviseurs cherchent désormais à « vendre » leur établissement aux parents d’élèves. On ne s’étonnera donc pas d’entendre le responsable d’un collège de Roubaix déclarer le jour de la rentrée : « Nous n’avons pas fait une campagne énorme de publicité. Nous avons un public à conquérir (10)… » A conquérir grâce au relais complaisant de la presse régionale.
Ainsi, pour l’académie de Lille, La Voix du Nord et Nord Eclair font régulièrement l’éloge de ce type d’initiatives : « Une boutique du RC Lens ouvre au collège Langevin d’Avion », « Concours de calcul mental au collège Michel-de-Swaen », « Education musicale au collège Camus : une dernière année en fanfare », « Au collège Van-der-Meersch, on parle excellence et intégration », « L’éducation à l’écocitoyenneté au collège du Westhoek », etc.
Et ce d’autant plus qu’une enquête de la Cour des comptes révélait en 2009 que 186 des 254 collèges du RAR avaient perdu jusqu’à 10 % de leurs élèves du fait de l’assouplissement de la carte scolaire. Il est vrai que le label « ambition réussite » paraît peu attractif à des parents un tant soit peu conscients de l’exacerbation des compétitions scolaires. Tous les établissements, du nord au sud, se retrouvent ainsi engagés dans une concurrence effrénée.
M. Stéphane Rio, secrétaire adjoint du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES) dans l’académie d’Aix-Marseille, en poste dans le Nord pendant huit ans, témoigne de ce virage : « Nombre de collègues ont relevé en cette rentrée 2010 un discours managérial chez les chefs d’établissement. Ils n’ont à la bouche qu’objectifs à atteindre, compétences et actions à évaluer. Ça nous éloigne franchement de la mission de service public de l’Education nationale. »
Après EDF, la SNCF et France Télécom, l’Education nationale
Face à ces attaques répétées et à ces menaces, la profession semble plongée dans le doute. « En trente ans de métier, je n’ai jamais vu un tel bazar, confie M.Michel Devred, professeur d’histoire-géographie en lycée et militant syndicaliste. Tout se fait en plus dans la précipitation, avec une baisse de moyens drastique. La réforme de la formation des stagiaires, par exemple, est un vrai casse-tête. Les nouveaux professeurs se retrouvent dix-huit heures devant les élèves sans aucune préparation. » Seize mille suppressions de postes s’ajoutent en effet cette année aux trente-quatre mille quatre cents enregistrées depuis trois ans. Quant aux enseignants stagiaires, qui avaient jusque-là un service de six heures afin de découvrir le métier et d’acquérir des méthodes pédagogiques et didactiques, ils assument désormais d’emblée une charge de cours presque équivalente à celle de leurs aînés titulaires.
Pourtant, la mobilisation lors de la journée de grève du 6 septembre n’a pas été à la hauteur des espérances syndicales. Il est vrai qu’elle précédait la grande journée du 7 contre la réforme des retraites, beaucoup plus suivie par les enseignants. « On assiste à un véritable travail de sape, constate M. Devred. Chaque année, des lois, des réformes sont imposées aux enseignants. En 1989 déjà, la mise en place d’une hiérarchie intermédiaire, avec la création d’un super-prof, avait été tentée par un certain Lionel Jospin, alors ministre de l’éducation nationale. Cela avait déclenché une grève massive. Mais, avec l’accumulation des réformes, les défenses faiblissent peu à peu. Les collègues font le dos rond, en se disant : “Oh ! après tout, celle-là, elle finira aux oubliettes.” C’est une erreur : en face, ils ne font que gagner du terrain. »
En effet, à Grande-Synthe, M. Leroux ne sent pas vraiment ses collègues prêts à se mobiliser. Une minorité s’est opposée à la réforme « ambition réussite », une autre y a adhéré, mais, dans l’ensemble, la majorité s’est comportée en ventre mou. Peut-être, effectivement, à cause de la multiplication des attaques ; peut-être aussi à cause du flou momentané de la réforme. Et certainement à cause d’une réalité plus dure.
« Je n’ai jamais vu un tel bazar »
Mme Martine Boidier, professeure d’anglais à Lille dans un collège à la fois RAR et Clair, souligne les difficultés du métier dans ce genre d’établissement : « Les collègues se raccrochent à ce qu’ils peuvent. Ils veulent croire, au moins en partie, aux annonces de ces réformes, et ne voient pas forcément tout de suite leurs conséquences négatives. Tout est bon pour espérer un quotidien de travail meilleur. »
Le sociologue Christophe Hélou, professeur de sciences économiques et sociales dans un lycée d’Angers, y décèle surtout le signe d’une souffrance grandissante : « L’usure morale, le sentiment d’échec et d’inutilité sociale caractérisent l’expérience professionnelle des enseignants, qui se sentent à la fois en butte à la critique des usagers et abandonnés par l’institution (11). »
Cette politique de dérégulation du service public, qui, avant de s’attaquer à l’éducation, a visé les salariés de France Télécom, d’Electricité de France (EDF) ou de la Société nationale des chemins de fer (SNCF), atteint aujourd’hui une intensité inédite dans ce secteur.
Elle ne pourrait se mettre en place sans un contexte idéologique favorable. « Le postulat avancé par un certain milieu intellectuel et politique qui va de la “deuxième gauche” à la droite, et notamment par des personnalités comme Richard Descoings, directeur de Sciences Po Paris et concepteur de la réforme des lycées, c’est que le corps professoral, avec son statut et son élitisme disciplinaire, serait un vecteur de conservatisme. Sauf que ce postulat ignore volontairement d’une part les attaques politiques portées contre le corps professoral et le service public de l’Education nationale, qui n’ont jamais été aussi violentes, et, d’autre part, les dégâts considérables d’une économie ultralibérale que subissent les classes populaires et leurs enfants », dénonce ainsi M. Rio.
Précariser le statut enseignant pour enseigner à des populations précarisées. Et si c’était cela, le « projet » ?
Gilles Balbastre.
Le Monde Diplomatique
Octobre 2010
N.D.L.R
Rien d'étonnant. Les enseignants sont des empêcheurs d'ultra libéraliser en rond. Ils veulent apprendre aux enfants à penser par eux mêmes au lieu de se contenter de les préparer à la vie active"" De quoi assurément faire tressauter les épaules de Sarkozy. Ou faire monter le rouge aux joues de Dame Parisot, la pasionaria du CAC 40 (Mieux vaut pourrir à genoux que de vivre debout ")
Punaise sur le gâteau, les enseignants disposent encore (pour combien de temps ?) du statut du fonctionnaire, verrue infâme pour les ultra libéraux qui n'auront de cesse de l'éradiquer.
Ils ont déjà bien avancé dans cette tâche car beaucoup de fonctionnaires, au vu des dégâts dans le secteur privé, commencent à avoir honte de leur statut.
Que faire ? Une réforme ? Une révolte ? Non, chers collègues, une révolution. Non pour préserver des avantages, mais pour changer la société de merde dans laquelle nous vivons. Société qui, on peut en être sûr, ne va pas s'améliorer avec le temps. Je rappelle quand même que, pour la première fois dans l'histoire, nos enfants sont, et seront de plus en plus, moins heureux que nous.
On se gausse volontiers aujourd'hui de 1968 mais je rappelle quand même que tout le monde, à l'époque, est descendu dans la rue pour beaucoup moins que cela. Je sais bien que ce n'était qu'un combat, et qu'il fallait continuer le début, mais c'était toujours mieux que l'apathie d'aujourd'hui.
"Il a fallu des décennies de désinformation et de ventriloquie pour dévoyer mai 68. Pour faire croire à une révolution exclusivement culturelle ou politique, quand il s'agissait avant tout de philosophie.
Vincent Cespedes
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