Renaître à la source

Publié le 17 avril 2011 par Jlhuss

Comme la plupart des riches, Midas avait d’abord aimé l’argent pour les plaisirs qu’il procure. Quand il avait trouvé sa première pépite en se lavant les pieds dans le Pactole, ce jeune traîne-misère n’avait rien eu de plus urgent que de courir à l’auberge du coin, Le Diogène, et de s’y faire servir le menu gastronomique arrosé d’un ouzo d’Eubée. Il en était ressorti le sang aux joues, et au cœur l’envie d’une autre pépite, qu’il trouva sans peine : tout est parti de là.

Après deux autres trouvailles monnayées coup sur coup par le va-nu-pieds, l’une pour une paire de Weston, l’autre pour un week-end à Delphes, le bruit se répandit dans Gordion que le Pactole était aurifère. Des chercheurs affluèrent bientôt de toute la Phrygie, sans rien trouver. Ce grand concours d’espoirs aigris, avec son cortège de rixes et de brigandages, provoqua l’exode de la bourgeoisie ; le sélect Diogène en un an devint une gargote, en deux ans un bouge. La troisième année, à raison d’un bain de pieds par jour, Midas put s’offrir une  maison sur les hauteurs et un cabriolet pour aller surveiller les dix ouvriers de sa fabrique d’amphores.

Le petit chef d’entreprise avait dû s’allouer les services d’un garde du corps quand il allait au fleuve. Les rives sur plusieurs lieues étaient maintenant encombrées de tentes et de baraquements où s’entassait un peuple miséreux. Notre riche homme, pressé d’une nuée de gueux comme de mouettes un chalutier, devait remonter toujours plus en amont pour sa pêche miraculeuse. N’importe, ici ou là il suffisait que Midas mît le pied en un point du Pactole pour qu’une pépite lui éraflât la plante. Il eut en moins d’une décennie plus de liquidités que ses désirs n’en pouvaient absorber.

Quand on possède des villas, des valets, des avions, des voiliers, des bijoux, des caves, des amours, tout ce qui peut délecter les cinq sens et l’orgueil, qu’est-ce qu’on fait du surplus, dites-moi donc, à moins qu’un bon génie ne vous souffle qu’avec beaucoup de biens on peut au moins ne pas faire de mal ? Midas décida même d’être libéral. Il se fit conduire au milieu de la racaille des berges et, plongeant la main dans un sac tenu ouvert par ses gens, jeta à la volée les pépites comme grain aux poules. La distribution fit trois morts et de nombreux blessés, au paroxysme d’un tumulte dont on eut peine à exfiltrer le donateur. Cela lui fut une rude leçon. Il vivrait pour lui désormais.  Au reste ses usines ne faisaient-elles pas vivre des milliers de familles par toute l’Asie mineure ?  Qu’on cesse, à la fin, de culpabiliser les entreprenants qui réussissent !

Cependant Midas s’ennuyait. Ayant tout ce qu’on peut acquérir au monde avec de l’or, il découvrit que l’or est bonheur en soi, que sa quête et son entassement est une jouissance bien supérieure à sa dépense. Les rentes de ses placements furent investis dans une flotte de commerce transportant les trésors de l’Orient sur toutes les mers. Nouveaux profits. Il inventa le prêt aux prêteurs. Ses revenus décuplèrent. Il fut classé dans le top ten des plus grandes fortunes mondiales. Mais c’est le premier rang qu’il briguait : alors le petit clampin de Gordion tiendrait en sa main le crédit de vingt royaumes dispendieux, le sort de dix républiques vénales, et, partout dans le monde, la vie même de foules inconnues suspendues à ses hautes manœuvres comme aux caprices du ciel.

Il y avait beau temps que le milliardaire ne mettait plus un orteil dans le Pactole, ni même le pied dans sa ville, en homme international chez lui partout. Les chercheurs d’or aussi étaient partis, rendant le fleuve à son cours tranquille. Le nouveau patron du Diogène servait de petits plats à des touristes pèlerins, chaque année plus rares.

Il prit un jour nostalgie à Midas vieillissant d’aller incognito grignoter quelque chose dans l’auberge de ses débuts. Or, comme il mordait dans  son baklava, un regard en contrebas sur l’eau du fleuve, bruit métallique, rudesse en bouche : le gâteau est d’or. Quoi donc ? Il saisit le couteau : en or ; le verre : en or. Le milliardaire s’éclipse sans payer, dit au chauffeur de le conduire aux sources du Pactole. Il veut fumer en route : cigarette d’or. Il descend, s’enfonce dans les bosquets de la rive ; un chiot folâtre court à sa rencontre, le richissime ose encore tendre la main, caresser : le chiot se fige dans le précieux métal. Des enfants apparaissent au bout de l’allée, sans doute les jeunes maîtres de l’animal, ils lui font signe, accourent ; Midas ne doit pas les toucher, ni toucher ce soir sa belle épouse, ni demain sa fille si douce, son cheval alezan, les denrées de sa subsistance. Par Dionysos, comment vivre sans plus jamais toucher la vie ? Tandis que les enfants cloués de stupeur regardent dans le chemin leur chiot d’or, lui court, court à travers les taillis, arrive dans la clairière, avance jusqu’au puits sans fond d’où sourd l’eau pure.

Est-ce là qu’il faut finir ? Renaître ? Sonde ton cœur, Midas, et si tu crois qu’il est possible encore pour lui de battre ailleurs, va, entre dans ce puits, plus que d’un pied, plus que d’une jambe : plonge corps et âme dans ce sang de la terre, et peut-être  verras-tu s’ouvrir enfin devant tes pas les portes dorées du jour.

Arion