« Un romancier qui se croirait d'une essence supérieure aux autres hommes manquerait à la condition première de sa vocation. » Joseph Conrad, Des Lettres
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Les littératueurs, en bons scientistes, pensent et croient que le langage est suffisant. Qu'il offre, aux sacerdotes lettrés, tous les matériaux utiles et adéquats pour exprimer et exposer ce qui doit l'être. Aussi, Richard Millet ne peut-il entrer, sans doute, dans cette éminente catégorie. Dans son essai L'Opprobre, il examine, mais un peu vite, la différence souvent posée entre l'écrivain et l'auteur (Duras disait de Sartre qu'il n'était pas un écrivain...) et, ne doutons pas qu'il se définisse lui-même sous le premier de ces vocables. Il serait même, à l'en croire, le dernier !
Pierre Michon a, quant à lui, une belle intuition, en affirmant que les grands lettrés sont des « abbés »... C'est, en effet, la vérité matérielle depuis le Moyen Age, jusqu'au XVIIIe où ces mêmes personnages sont devenus (et désirent être) des « abbés laïques »... Abbé vient de « abba », père, nom qui se répandit parmi les moines du désert pour désigner un « ancien », celui qui avait l'expérience de l'ascèse, de la solitude, de la prière (du podvig !), celui qui, donc, avait l'autorité suffisante pour donner un conseil, pour guider, pour dire... Faut-il rappeler que l'auteur est, étymologiquement, celui qui a l'autorité.
Contre la recommandation du Christ (n'appelez personne « père », vous avez un seul Père qui est au ciel...) les vénérables anachorètes (qui fuyaient tout autant les honneurs que les livres...) acceptèrent
le nom... Pourquoi ? Parce que « l'amour appartient exclusivement à Dieu et à tous ceux qui ont renouvelé en eux le à-l'image-et-à-la-ressemblance de Dieu » (saint Nicolas de Jitcha « Cassienne ») et « Dieu est Amour » (saint Jean) !
Vivantes icônes. Les saints anachorètes avaient en eux réalisé le feu de l'amour vivant, constamment leurs coeurs-esprits criaient en vérité et sincérité : « Abba, Père ».
Renouvelé le miracle du Christ Jésus, analphabète, illettré qui surprenait les scribes et les docteurs de la Loi car Il parlait « comme ayant autorité », Lui, le galiléen, le charpentier... Une « autorité » qui s'enracine donc dans la pure et parfaite humilité...
Quelle prétention dans le retournement, non ?
Alors, monsieur Millet, écrivain ? Romancier ? Selon Conrad il manquerait gravement à sa vocation qui devrait elle aussi se fonder dans l'humilité...
Toutefois, la position qu'entend occuper Richard Millet n'est-elle pas éminemment littéraire ? N'est-il pas dans l'essence même de la littérature que de se dénoncer, que de toujours s'écrier après sa propre disparition, sa décadence, sa putréfaction... ? Face à Richard Millet, à l'autre bout de l'échelle généalogique des « lettrés », Charles Dantzig se réjouit de la conjonction du commerce avec les livres (ce que Flaubert déplorait et comparait à la prostitution, et il s'y connaissait...). Finalement n'est-ce pas là très révélateur. La littérature et le capitalisme partageraient en leur essence cette faculté de ne jamais être plus vivant et néfaste qu'en mourant constamment... Leur putréfaction perpétuelle les renforcerait donc.
En outre, cette constatation éclaire également la position de Richard Millet qui se sustente de sa propre « mise à l'écart » de la République des Lettres tout en demeurant le salarié (apparemment pas trop rebelle) de l'une des plus « grosses » maisons d'éditions de France. Il est plus aisé de jouer l'imprécateur lorsque l'on est pas plongé dans la misère (comme se fut le cas de Léon Bloy, ou de l'aimable Villiers de l'Isle-Adam, par exemple...).
Bref. Sur le « fond » que nous écrit Richard Millet depuis son lointain et orgueilleux exil intérieur de dernier des écrivains ?
Ceci : « La littérature est morte ! »
Nous vivons dans l'ère de la post-littérature ! Et la littérature se survivrait donc grâce à l'efficace technique du respirateur artificiel Richard Millet...
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« Ecrire c'est une horreur, ne pas écrire c'est une terreur. » Adamov
Dans L'Opprobre nous pouvons lire encore ceci : « Le roman est chrétien. »
Or, le « roman » n'est-il pas, précisément, construction purement humaine ? N'apparait-il pas lorsque les « mystères » semblent perdre de leur suffisante puissance d'évocation ?
Nous y trouvons aussi à lire également : « le silence de Dieu rend possible le roman »...
Ne serait-ce pas bien plutôt la surdité de l'homme ? Et cet art de l'autisme n'est-il pas au fondement même de cette frénésie d'écrire ? Cette quasi hystérie schizophrénique qui veut faire du fictif pour exposer et expliquer le « réel », qui veut par l'écriture fictionnelle avoir l'autorité ? Hystérie qui n'est que le produit de cette lecture « mythique » de la Bible qui veut fonder la « civilisation » et mettre des « civilisations » partout... Victoire du gras entendement qui prétend être la victoire finale, la reconquête de la raison (essence de l'homme) quand il n'en est que la falsification mesquine. L'entendement anonyme et satisfait qui a « tout compris » et qui veut bien, grand seigneur au sourire satisfait, que l'on fonde une société sur un corpus de prescriptions « morales » révélées, qui peut bien laisser faire puisque, de toute façon, il a compris, lui, que ce n'est qu'une fiction « utilitaire » et il ne cessera de le rappeler... (L'expansion sacrale des Droits de l'homme le montre à l'envie, basée qu'elle est sur une conception religieuse-cultuelle ouverte sur la déthéologisation...)
« S'abstenir du mal n'est pas la perfection. Celle-ci consiste à renter en soi-même, l'esprit humilié, et à mettre à mort le serpent qui niche et exerce le meurtre au dessous même de l'esprit, plus profond que les pensées, dans les trésors et les entrepôts de l'âme. Car le coeur est un abîme... » Saint Macaire
Le redirais-je ?
Oui !
Le premier dialogue fictionnel (se situant « hors vérité) prend place dans l'épisode d'Eve et du serpent... le volontarisme « réaliste » littéraire (se situant « hors la vérité poétique) y a sa source...
Or, le Logos est une énergie à la fois externe ET interne à la langue, une énergie qui ek-sède... ! Qui ne peut se laisser enclore dans une histoire-fiction...
Millet défend la littérature comme « fer de lance » d'une civilisation, ou d'une culture. Ce faisant il s'insère dans le courant que « ce » monde admet et désire, celui qui se délecte des résultats du processus de dé-civilisation qu'il porte en son essence (culture et civilisation sont les « tuniques de peau » des « sociétés » -fausses communautés des zanonymes- qui naissent dans les douleurs -naturelles osent dire certains- des conséquences de la Chute.)
Sa putréfaction continuel fait partie de sa vie même. Andrei Makine a, dans plusieurs entretiens, pointé ce fait que les Russes nomment, péjorativement, « belletristika » (i.e belles lettres) les « productions » écrites qui semblent être ce qu'elles sont : des produits ! Toutes celles auxquelles manque une certaine « coloration » sotériologique !
La littérature sème le doute ! Oui, en effet, l'écriture est double et manichéenne... Une « certaine idée » de la culture et de la littérature peut sembler un rempart contre un effondrement total de valeurs communes (ON ose même plus écrire « vertus » !!). Or, par quoi sont-elles attaquées ces « valeurs », si ce n'est par la littérature elle-même (voilà pourquoi, à mon grand dam la notion, pourtant fructueuse, de « contrelittérature » face à la « littérature » me semble stérile – se reporter, en outre, pour cela, à mon « Theoria et cryptographia »...) ?
La littérature, telle que défendue par Richard Millet, peut bien se croire « chrétienne ». Elle n'est que « christianiste », participant de l'accélération de la déliquescence qu'il dénonce (comme Nieztsche le fut – même si l'exemple est de trop puisque l'ardent allemand en devint fou... le temps nous le dira pour celui qui nous occupe...).
Dans son ouvrage Eschatologie occidentale, Jacob Taubes faisait cette intéressante réflexion : l'Église n'a pu se développer dans l'Empire romain qu'en raison de la forme que les « réformes » néo-païennes lui avait fait prendre : celle d'une église païenne :
« l'Église catholique romaine ne peut croître au sein de l'Empire romain que pour l'unique raison que l'Empire romain païen du IIIe siècle est déjà une église » (J. Taubes)
Ces mouvements de balancier et d'inversion sont très subtils et toute l'histoire culturelle, religieuse et politique de l'Occident nous empêche le plus souvent de les considérer selon leur juste valeur. Or, tout bien considéré, ce que défendent Millet, et les boucliers vivants et salvateurs de la « civilisation » et de son double « littérature » (ceux que Miguel de Unamuno nommait « cultéranistes » ou « érudits cultérains » ) c'est cela : l'église païenne-politique-impériale de Julien ! (cf. la théorie développée par Eric Zemmour – champion (sic) des actuels cultéranistes - dans sa Mélancolie française...)
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« Le poète original a pour souci l'existence [...] le poète de deuxième ordre s'en détourne pour la littérature. » (T.S Eliot à propos d'Ezra Pound)
La littérature est morte ??
Non point : la littérature est mort !
Nombre de littératueurs se sont laissés berner par l'illusionisme fictionnel, par la puissance invocatoire du « verbe », l'hypnotisme magiste du mot... cherchant à agir contre ce monde il se firent happer, harponner par la puissance contradictoire de la mécanique conspiratoire...
Richard Millet : un littératueur mort-vivant qui marche...
un au-tueur qui mâche !
Mâche et re-mâche les beaux mots vidés de sang
dans le sens du chemin, remâche les maux
dont ON accuse tous les autres,
se croire et croitre dans le contre-sens,
*contre-essence de ce qu'ON dénie aux autres,
ON élève même
le Verbe comme contre-médiocrité
qu'ON se refuse à l'entre-soi comme dernier,
trente deniers pour être
prince renié
en son royaume-propre fourragé
*jusques aux nerfs agacés