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Le Petit Bonzi - Sorj Chalandon

Par Emmyne

31HDBJ3VDML__SL500_AA300_Jacques Rougeron a douze ans. Un soir d'automne, au pied de son immeuble, il croit avoir enfin trouvé le moyen de guérir. Jacques Rougeron est bègue. Il voudrait parler aussi vite, aussi bien, que Bonzi et tous les autres. Bonzi, c'est son ami, son frère, c'est lui, presque. Bonzi le soutient. Ils n'ont que quelques jours. C'est leur secret.

- Grasset 2005 - Livre de Poche 2007 -

Ce roman est le premier de Sorj Chalandon, déjà témoignage, récit d'une guerre et acte de résistance.

S'il diffère par l'atmosphère et le rythme d'écriture des romans suivants, on y retrouve cette précision de la plume, le souci et le goût du mot juste, justement sobre et vrai, l'émotion brute, confiée. La confidence sous la pureté nette des phrases et des images.

Lorsque j'ai lu ce livre, ce premier pour moi dernier, j'ai eu l'impression d'entendre parler Sorj Chalandon, ce qui peut paraître paradoxal pour un roman racontant la souffrance d'un enfant bègue. L'intime porté-emporté par le talent romanesque. Rien de ce que décrit ce livre sur le bégaiement qui prend l'enfant comme le lecteur aux tripes, sur la douleur autant physique qu'émotionnelle, n'aurait pu être inventé.

Les sens et les sensations. C'est ce qui m'a le plus frappée lors de cette lecture. L'usage qu'en fait l'auteur est impressionnant. Il y a tous ces rituels que Jacques emploie, qui le raccroche à un monde concret dont il est coupé par ses difficultés d'élocution - à défaut de parler, il touche, il regarde, il écoute, il écrit, il goûte évidemment - ; il y a surtout ce ressenti physique du langage oral, la relation presque charnelle. Par moment, je me suis prise à lire à voix haute pour observer les mouvements dans ma bouche, la langue par rapport au palais, le rythme de ma respiration. Exactement, oui, comme prendre conscience que l'on respire, articuler en se demandant ce qui coince quand l'acte de parler est naturel. Ils partent de la poitrine, les mots, du coeur, puis ils remontent dans la gorge qui se sert, se serre...Les descriptions de ces mots qui s'emmêlent et se bousculent dans la bouche, comme des entités à dompter, à apprivoiser ou à amadouer, donnent envie de les crier, de les cracher, ces sons mouillés qui pataugent, ces sons secs qui griffent et étouffent. Et les techniques de contournement, abandons, concessions, répétitions avec dictionnaire des synonymes. En attendant le miracle, la guérison de la " maladie honteuse ". En attendant réparations. Oui, réparations au pluriel, dans tous les sens du terme.

_ " D'un coup, un matin, comme ça, il n'a plus craint les consonnes, ni les voyelles, ni les syllabes, ni rien. Ses mots étaient en fête, en propre, en habits du dimanche, élégants, soyeux, fiers, ils flânaient dans des phrases si vastes qu'ils y marchaient de front. La tempête était apaisée. Elle avait quitté son souffle. Chaque mot attendait de dire. Il patientait en gorge comme on rêve au salon. Presque, il a failli jeter son dictionnaire des synonymes. Le détruire, le brûler, le saccager, l'envoler page à page comme des feuilles mortes. En faire des avions, des aérodynes, des aéronefs, des aéroplanes, des fusées, des missiles, des boulettes, des boules, des balles, des billes, des bulles, des globes, des sphères. Faire taire ces mots pour rien, ces mots appris par coeur, tous ces mots de rechange quand un mot bègue en lèvres. "

_ " Grâce à l'herbe, il avait inventé la machine à redresser les mots. A se venger des mots. A les obliger. Il allait les réveiller en pleine nuit. Trompette. Tatatatatatata. Il allait les faire s'aligner dans la cour, dans le froid, sous les projecteurs blancs et la pluie. Des milliers et des milliers de mots claquant des dents. Il allait faire l'appel. Il allait les réviser. Il allait châtier les mots. Il allait punir tous ceux qui se moquent de lui depuis tant et tant.

Jacques, le premier de tous. Le mot de son nom, le lui.

- Comment tu t'appelles ?

- J...J...Jjjaaaa...

Combien de fois, il n'a pas pu se dire ? "

Les mots d'un auteur racontant magnifiquement le suicide symbolique de l'enfant qui s'enfonce dans ses rêves éveillés parce qu'il ne parvient pas à communiquer, encore moins à dire sa souffrance. Sur un temps de narration à la fois distendu par les passage sans transition entre imaginaire et réalité, et resserré par le texte daté comme un journal, le récit s'étire, revient, des phrases courtes mais lentes, tout ce nominatif, ces répétitions comme des prières, des mantras. Une lecture comme un vertige. Au bord de l'abîme de cet enfant qui perd pied.  

_ " Il est saisi par sa phrase en tête.

- Alors, mourons tous !

Les larmes viennent. Il sent leur humide, leur sel. Il sent le beau des mots, leur frisson sur sa nuque.

- Alors, mourons tous !

Une phrase de violon, de clairon crépuscule, de cloche assiégée, de citadelle prise. Une phrase de pluie dans les yeux.

- Alors, mourons tous !

Il repart, il court. Il se redit ces mots. A lui. Rien qu'à lui. Il les promène en joues avec les lèvres ouvertes, les malmène en bouche. La phrase est courte, elle est belle, elle est simple à dire. Elle est colère. Elle a les poings fermés et le front haut."

Ce roman n'est pas celui de la pudeur, de l'émotion dense et fragile comme j'ai pu l'écrire pour les autres romans de Sorj Chalandon. Celui-ci est bouleversant, bien plus cru, éprouvant et " empoignant " que poignant. Rien d'attendrissant ou d'apitoyant. Pas de main tendue mais un poing qui bat contre la cuisse; le et la geste de la détresse. C'est terrifiant. Parce qu'il est terrifié ce gamin et tellement solitaire. Pas fragile, pire, vulnérable, il cherche et donne du sens puisque les mots, il ne peut que les garder pour lui. Il mène un combat qui n'est pas un jeu d'enfant, sa charge héroïque, telle celle que met en scène son esprit, mobilisant les ressources enfantines de l'imaginaire qui montent les barrières qui le rassurent et le préservent mais l'isolent et l'enferment toujours un peu plus loin des autres.

Ce roman est celui d'une violence, la rage et les cicatrices avec lesquelles un homme a grandi.

Je n'avais pas prévu de rédiger de chronique sur ce livre mais je ne décolère pas. Parce que j'ai lu, en revanche, les critiques publiées lors de la parution de ce roman et les qualificatifs que j'y ai relevés me font serrer les poings à mon tour : charmant, naïveté touchante, sensible, attachant, poétique (!), mélancolie... Cette fois-ci, c'est moi qui signe l'émotionnel et l'épidermique.

S'il est en effet intéressant de s'attarder sur le contexte - Lyon, les années soixante -, sur les portraits peints par touches des personnages adultes - la personnalité complexe de l'instituteur " ce maître qui ne le quitte pas du coeur ", subtile de la mère, la figure du père - je ne comprends pas pourquoi, dès qu'un récit est celui d'un enfant, y est plaqué la douceur écoeurante et les couleurs fades de la guimauve ? Pourquoi faut-il que cela dégouline de pastels mièvres et sirupeux, d'hypocrisie sentimentale ? C'est vrai, ce roman colle aux doigts, il y a du gluant et du poisseux, il colle à la bouche, mais ce n'est pas de baisers sucrés.

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