« La pause monsieur, c’est la pause ! » s’impatientent certains des stagiaires de mon cours de linguistique de base, auxquels je fais signe de patienter. Je suis dans la salle de formation, assis, légèrement en retrait, à l’opposé du grand tableau blanc. J’attends que tous les stagiaires finissent leurs exercices. Ils portent sur le mauvais sort fait aux enfants dans le monde. Le texte de base est simple et fort perturbant. « Toutes les quatre secondes y est-il écrit noir sur blanc, un enfant meurt quelque part dans le monde, le plus souvent en Afrique ». On meurt à cause de maladies anachroniques, de faim violente, de malnutrition meurtrière. On meurt également des suites de violences subies ou de guerres endurées. Les stagiaires, une quinzaine, lurent chacun leur tour une dizaine de lignes. Alors que moi je suis assis, légèrement en retrait, les bras en A, les mains sous le menton, à l’opposé du grand tableau blanc, tout blanc. Le texte, plutôt court – trente-huit lignes – fut par conséquent parcouru plus d’une fois et ses passages les moins accessibles expliqués autant de fois que nécessaire.
Je suis assis, légèrement en retrait, et de temps à autre me tourne en direction de l’un ou de l’autre, attentif au moindre appel, au moindre signe.
Les stagiaires sont tous étrangers. Certains sont mineurs, d’autres vogues aux confins de la quarantaine, ou même de la cinquantaine. Officiellement on les désigne par ce barbarisme consensuel : ‘‘primo-arrivants’’. Le plus ancien des stagiaires, qui est en fait la plus ancienne des stagiaires, est arrivée – c’est écrit sur son récépissé provisoire renouvelé, valable quelques mois – en octobre 2009. Elle est arrivée en France il y a donc exactement un an et demi. Nombre d’entre eux sont des réfugiés politiques. Ils sont venus de pays d'Europe, d’Asie ou d’Afrique. Certains autres ont rejoint leur famille, le père ou les parents, l’époux ou l’épouse. Les parents des stagiaires Maghrébins (les pères) sont employés dans l’agriculture.
Le désir de réussir, commun à chacun des stagiaires, est inversement proportionnel à l’accueil que leur réserve la population autochtone ou fraîchement installée, convertie et oublieuse. « Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là » s’offusquent en effet quelques bonnes âmes aux terrasses lisses ou rugueuses des bars-tabacs-loto, affalées derrière des tasses de café serré, des verres de bière, de pastis ou de vin, pleins à ras bord, fermées au monde qui les entoure.
De temps à autre l’un de mes stagiaires m’interpelle « chez nous aussi en Tchétchénie les militaires tuent les enfants ». C’est Ruslan. Yao la Thaïlandaise enchérit « dans mon pays beaucoup d’enfants travaillent dans les champs ». Jilian, la belle Jilian, Irakienne, évoque les massacres de familles entières pour cause de croyances déviantes. La syntaxe n’est pas des plus structurées, mais nous avons le temps et le cœur y est, je veux dire l’émotion y est et c’est énorme. Alors je quitte mon siège pour m’avancer au centre de la salle, au centre des stagiaires qui forment un grand U. L’émotion se manifeste parfois par une voix qui s’éraille, se casse, un visage qui se crispe, se transforme ou un mouvement brusque, de bras le plus souvent. Elle cristallise l’attention de tous les autres. On écoute avec beaucoup d’attention l’histoire du voisin qui aurait pu être la nôtre, car ces histoires, souvent intimes, parfois décousues, sont toutes débordantes d’humanité dans ce qu’elles ont de plus tragique ou dans ce qu’elles ont de plus léger.
Les interventions des uns et des autres, tels ces fils de trame et de chaîne du métier à tisser, s’entrecroisent jour après jour pour rapprocher les stagiaires et contribuer à leur connaissance mutuelle et par conséquent à relativiser la vérité que chacun de nous élabore en méconnaissance de l’autre. Lorsque les discussions sont provisoirement closes, lorsque les corrections sont achevées, le moment de la pause s’impose à tous, « la pause monsieur, c’est la pause ! » exigent, tels des éclaireurs, les moins attentifs ou les plus excédés par les exercices. Natalia, elle, préfère reprendre un extrait de Moderato cantabile qu’elle juge approprié au moment, elle lance malicieusement avec un accent volontairement mielleux mais fortement et naturellement sourcé au fin fond de l’Oural, là-bas du côté de Kazan, « quel mittiyai, mais quel mittiyai ! »
appuyant par deux fois sur la dernière syllabe. Et toute la classe de rire, car toute la classe a lu – eh oui, ma bonne dame, mon bon monsieur de la terrasse – toute la classe a lu et apprécié le roman d’où est extrait ce « quel métier, mais quel métier ! » de l’incomparable et sublime Duras. Et tous se lèvent comme un seul homme.
Jamal l’Afghan se propose pour faire le café – c’est un exercice qu’affectionnent et accomplissent à tour de rôle les seuls buveurs du breuvage noir. J’aime le café au moment du café. Qahwé, Кофе, Gaa-fae, Kafi… Noir arabica ou non.
Des stagiaires sautent sur leur portable, d’autres préfèrent sortir s’aérer ou se bousiller gratuitement les poumons. Dans vingt minutes, nous reprendrons nos travaux. Alors c'est le moment pour moi de m’installer de nouveau sur ma chaise afin de noter toutes sortes d’informations concernant le cours, les stagiaires, le contenu, les réactions, les moins et les plus. Comme à chaque pause, chaque jour. Pour avancer.
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