L'étrange, et?

Par Deathpoe

J'avais fait le chemin à pieds sous le soleil réveillé. Quelques arrêts pour fumer une clope et boire un coup à la bouteille. Maintenant, je bois de l'eau comme de la vodka, mais le capitaine n'est pas sauvé pour autant. Arrivé près du cabinet, je remarque que je suis en avance et m'installe sur un banc. Profiter du vent léger, du soleil, tout ça. Les écouteurs bien vissés pour ne pas entendre le bonheur des autres, la petite vieille est obligée de répéter "Ça vous dérange si je m'installe à côté de vous Mademoiselle? -Non. Par contre, c'est Monsieur, ou jeune homme si vous voulez me laisser un peu d'espoir." Evidemment, elle ne pouvait pas avoir une cinquantaine d'année de moins. Question de Karma, je suppose. Au moins, elle ne tente pas de taper la causette et de toutes manières, c'est l'heure de mon rendez-vous. La clope au bec et un livre sous le bras, je vais tranquillement jusqu'à la porte, tire sur ma clope avec frénésie, pas de gâchis, ni de temps, ni de rien. Et un mégot de plus sur le trottoir, un!
Arrivé dans le cabinet, je pose mon livre sur le revêtement en cuir vert, de manière à ce que le psychiatre en voit le titre en contournant son bureau pour s'installer.
"Ahah, l'Etranger.
-Oui, depuis le temps que vous m'en parlez.
-Et alors, comment trouvez-vous le personnage?
-Absent de lui-même.
-Et comment allez-vous?
-Question-réponse dans le même temps, quelle magie...
-Je vous ai vu l'autre soir sur le Pont de la Comédie.
-Ah, oui, certainement. J'étais, euh, censé être en cours jusque 20h, alors j'ai erré un peu le long de la Moselle, lu un peu au jardin Koltès avant d'aller à la médiathèque jusque 19h. Et revenir chercher mon ombre quelque part entre deux rues.
-A ce moment, j'ai eu le sentiment que vous étiez empli d'émotions.
-Je n'allais pas sauter hein, je tiens trop à la vie.
-Ce qui contraste avec votre fabuleuse compétence à l'autodestruction. Mais cela contraste surtout avec ce que vous laissez paraître la plupart du temps ici, cette indifférence, ce détachement, ce recul sur tout. Pourtant, je ne vous vois pas du tout comme le personnage de Camus.
-Peut-être, c'est vous le doc Doc. Et encore, vous avez de la chance, je l'exprime presque, ma sensibilité.
-Et avec les autres, vous êtes discret, observateur?
-J'ai toujours préféré être en petit comité. Du reste, oui, je m'exprime, et j'assume parfaitement mes actes et ma façon de pensée.
-Et votre sensibilité?
-Vous y tenez décidément. Et bien, qu'elle reste où elle est."

A nouveau il prend son air de psychiatre, sûrement fourni avec la panoplie de livres présents dans sa bibliothèque, traitant pour l'essentiel du rapport à soi et aux autres.
"C'est capital pour vous d'écouter, d'assumer votre sensibilité. Je vous l'ai déjà dit, mais je crois que chacun est défini par sa sensibilité. Hors, comme vous l'enterrez, vous êtes littéralement absent de vous-même, tout en étant dans un état de tension constante, toujours assailli par ce maelström d'émotions que vous évoquez souvent.
-Et bien donnez-moi une télécommande et hop, problème réglé.
-Je vous ai déjà parlé des groupes de psychothérapie émotionnelle que j'organise.
-Oui, mais j'ai pas le fric pour.
-On peut aisément s'arranger.
-Ah, super. Pourquoi pas, je suis quelqu'un de curieux, vous savez, prêt à tout essayer.
-Sachez bien que le but de cette thérapie est de vous laisser aller à votre sensibilité, et vous risquez d'être complètement bousculé par le rapport aux autres, puisque ce sera direct, et vous serez mis au pied du mur.
-Je suis curieux de voir ça.
-Pourquoi?
-Je suis imperturbable.
-Avec de gros guillemets alors. Vous risquez d'être surpris.
-Et bien je vous l'ai déjà dit, filez-moi une putain de télécommande, et hop je la laisse aller ma sensibilité à la con.
-Ça ne marche pas comme ça.
-Ouais, bref. Sinon, y'aura des schizophrènes, des dépressifs ou autre, que je m'amuse un peu?
-En personnalité schizoïde, oui, vous, dans une certaine mesure.
-Super, merci. En même temps, ça fait partie de l'état-limite, non?
-Oui, on ne sait pas encore vraiment déterminer précisément cette pathologie.
-Et à la thérapie de groupe, on se fait des câlins et on regarde les papillons?
-Non, je mettrai certaines techniques en oeuvre pour pousser chacun à bout, et il y a certains exercices.
-Vous avez vos marionnettes alors. Vous êtes là, et vous tenez les fils. Après c'est moi qui suis dans le contrôle alors que dans ce cas précis, vous vous prenez pour Dieu."

Pour la première fois depuis cinq mois, je suis parvenu à le déstabiliser complètement. Il ne supporte pas la critique directe, qu'elle soit fondée ou non. Il bafouille et ne sait pas vraiment quoi répondre.
"Non, je ne vois pas les choses sous cet angle. Disons que j'essaierai de vous amener à vous libérer. Il y a juste quelques règles à respecter. Pas de violence physique...
-Je ne suis pas violent, enfin, juste envers moi-même.
-De la discrétion. Mais du reste, une totale liberté de parole. Si vous voulez dire à quelqu'un qu'il vous emmerde, vous le pourrez. Si vous voulez dire à quelqu'un qu'il vous plaît, de même.
-Ça finit en partouze votre truc ou quoi? On peut faire pleurer les autres dingos, histoire de s'amuser un peu?
-C'est peut-être vous qui allait finir par pleurer.
-Vous ne m'aurez pas si facilement.
-On verra bien.
-Vous êtes sûr de vous, ça m'intrigue d'autant plus.
-Je veux que vous éprouviez de l'empathie pour vous-même, que vous considériez les autres non pas comme des objets, mais comme des êtres dont la relation et la sensibilité peuvent trouver un écho en vous et vous amener à vous trouver, à ne plus être absent de vous-même, à fin justement de pouvoir gérer ce maelström d'émotions, qui est finalement dramatique, puisque vous avez mis en place consciemment ou non des systèmes de défense qui ont fini par vous détruire.
-Oui, il paraît que je suis manipulateur, qu'on ne peut pas me faire confiance et que je joue avec les sentiments des autres. Sinon, on sera beaucoup? Plus on est de fous, plus on rit, ahah.
-Une dizaine à peu près.
-Y'a des pauses? Histoire de pouvoir se jeter un verre ou deux pour tenir le coup.
-Ah oui, l'alcoolique. Mais on va s'arrêter là pour aujourd'hui.
-Je vous ferais voir que l'alcoolique est en pénitence. Deux semaines maintenant.
-Vous tenez le coup?
-C'est dur. Alors je compense. Marche acharnée, abdos, ou je bouffe une pomme. Bientôt je serai un parfait petit robot.
-Personnellement j'aime bien votre cynisme, mais vous savez que c'est souvent très énervant?
-Oui, je sais. Enfin, sachez aussi que je suis vachement sceptique par rapport à votre truc. Mais bon, je suis curieux.
-Vous verrez, peut-être, et je l'espère sincèrement pour vous, qu'après cela, vous serez capable d'empathie envers les autres et surtout envers vous-même."

Je lui tends le chèque.
"Et bien tenez, en attendant, voilà de l'empathie sur papier.
-Vous pouvez être vraiment très chiant des fois.
-Et je ne peux même plus vous retourner le compliment. Sinon, c'est où le rassemblement de dingos? Et les horaires?
-Près du Pont des Morts.
-Wahou...
-Le samedi à partir de 15h. Pause de 18h à 20h, mais il est mieux de rester ensemble. Et jusque 23h.
-La vache. Et le dimanche?
-9h30 jusque 12h30.
-Va encore falloir que je me lève tôt. enfin, passez une bonne journée."