Irène Frain : la forêt des 29 comme un message d'espoir

Par Bscnews
Par Emmanuelle De Boysson - BSCNEWS.FR / L’histoire qu’Irène Frain nous raconte dans « La forêt des 29 »  ( Michel Lafon) est incroyable mais vraie. Nous sommes en Inde du Nord, au XV e siècle. Pour ériger des palais magnifiques, des seigneurs abattent des arbres par milliers. Une sécheresse atroce ravage la région. Djambo, un jeune homme courageux comprend que la sécheresse est une vengeance de la nature. Il fonde la première communauté écologiste. Pour sauver les arbres, les Bisnoïs iront jusqu’à l’immolation. Un livre passionnant, un message de responsabilité et d’espoir. Des clefs pour notre temps.
Au départ, aviez-vous envie d’écrire un livre sur l’écologie ?
J’étais surtout fascinée par le courage d’un personnage historique, Djambo. Au cœur d’une terrible sécheresse, dans l’Inde des années 1500, figée par la religion et le système des castes, soumise aux pillages des féodaux, déchirée la violence entre les musulmans et les hindous, il a compris que l’origine du mal —  une véritable catastrophe, famine, épidémies, milliers de morts — était une déforestation massive due à l’avidité et aux folies des puissants. Et loin de se lamenter ou d’accuser, au cœur du désastre, il en a appelé à la responsabilité de chacun : « La catastrophe n’est pas le fait des dieux mais celui des hommes ». Incroyable, dans une société pareille! Mais surtout, il a cherché les moyens de réparer cette catastrophe écologique. Avec ceux qui partageaient son espoir, il a  peu à peu élaboré 29 principes d’une méthode de survie positive, rigoureuse, souriante, à la portée de chacun. Fin des castes, dieu unique et sans image, la Nature. Non-violence, respect absolu des arbres et des animaux. Enfin mise en valeur des femmes ! Son principe n° 1, c’est le congé maternité…en 1485 ! Cette modernité, cette actualité, cette intelligence du monde et des humains  m’ont éblouie.
Comment avez-vous découvert les Bishnoïs ? Avez-vous retrouvé des documents ?
J’ai découvert leur existence et celle de Djambo dans un journal indien. Une semaine plus tard, j’étais au Rajasthan pour enquêter. Ils sont actuellement 800 000 en Inde, les descendants des hommes et femmes qui fondèrent les premières communautés fondées sur les 29 principes — Bishnoï, du reste, veut dire 29 en hindi. J’ai donc retrouvé la maison natale de Djambo, toujours pieusement conservée, puis la dune impressionnante de Samrathal où, au cœur de la catastrophe, il galvanisa tout le monde avec ses phénoménales déclarations : «  Nous ne sommes pas créés, nous nous créons nous-mêmes » «  Si nous voulons nous en sortir, soyons à nous-mêmes une source… » «  Nous ne changerons le monde en grand qu’en le changeant en petit»…. Puis, au bout d’une très étrange plaine de sel, j’ai trouvé le lieu de la première communauté. Grâce à un ami, j’ai pu aussi avoir accès aux rares bribes des enseignements de Djambo, des sortes de comptines formulées dans une langue archaïque dont une partie seulement a été traduite en anglais, «  Les Résonances. » Enfin je suis allée enquêter dans les villages des Bishnoïs et ensuite, grâce au cinéaste Franck Vogel, qui les connaît bien, j’ai pu en savoir plus sur l’événement majeur de leur histoire : l’auto-immolation, en 1730, de 363 d’entre eux, pour empêcher le maharadjah de Jodhpur de couper leurs arbres. Pour un arbre abattu, chaque Bishnoï alla s’enlacer à un tronc et se fit décapiter jusqu’à ce que le maharadjah, écoeuré par les flots de sang, décrète le respect absolu et éternel de leurs forêts. Les Bishnoïs qui sont très discrets et ne répondent qu’aux questions qu’on leur pose, n’avaient jamais été interrogés sur cet événement unique dans l’histoire de l’humanité et c’est la première fois qu’un écrivain le reconstitue.
Pensez-vous que la nature se venge ? L’histoire que vous racontez est terrible et pourtant vraie, pensez-vous qu’« une vie vaut moins que celle d’un arbre » ?
Les arbres «  khejris » étaient essentiels à la survie du Rajasthan, fait de steppes semi-désertiques : ils retiennent les sols, captent l’eau, et fournissent aux habitant des éléments nutritifs essentiels, protéines et vitamine C. Donc replaçons les choses dans leur contexte. Néanmoins, de nos jours, nous devons tous développer les forêts qui sont des pièges à CO2, car l’industrialisation massive dégage des quantités de ce gaz toxique. Dire que la Nature se venge est une image forte. Mais la vérité qui se cache derrière cette image, c’est tout simplement croient dominer la Nature, oublient qu’elle est une chaîne dont ils ne sont qu’un modeste maillon. Ils y introduisent des déséquilibres qui, à force de s’additionner, engendrent des phénomènes incontrôlables qui se retournent contre eux, en chaîne, eux aussi, comme on le voit s’illustrer de façon si spectaculaire dans la tragédie du Japon. Cet aveuglement, souvent doublé d’arrogance et d’avidité, risque de  nous être fatal. Si nous voulons survivre, nous devons absolument nous faire humbles, comme Djambo l’a prescrit. Ce qui m’a émerveillée dans son parcours, c’est qu’il a donné, voici cinq siècles, des clefs pour notre temps, des méthodes d’analyse des catastrophes et des raisons d’espérer ! Actuel, Djambo, forcément actuel !
Comment sont nés les 29 principes réinventant le rapport de l’homme à l’environnement ? Lesquels sont les plus forts ?
Tout s’est fait par essais et erreurs. Djambo était un homme pragmatique. Et il connaissait bien les humains, il savait que les utopies ne marchent pas. Et que, si on veut survivre, il faut tenir compte de la vie qui, par essence, est en mouvement constant. Il n’était pas non plus un dispensateur indéboulonnable de vérités absolues. Si ses communautés ont marché et marchent encore, c’est qu’elles ont fonctionné sur un mode qu’on appellerait de nos jours «  participatif ». Chacun a apporté son eau au moulin, on a vu ce qui marchait et ce qui ne marchait pas. Ce qui me frappe, dans cette liste, c’est l’équilibre entre les principes concrets – gestion rationnelle de l’eau, protection des arbres et des animaux sauvages, hygiène du corps — et les principes humanistes et philosophiques.  J’y privilégie, comme lui, le statut des femmes. Elles ne sont plus traitées en bête de somme, mais les égales des hommes, notamment devant le mariage, l’adultère et le veuvage. Enfin Djambo sait que l’harmonie d’une communauté humaine est fondée sur un travail de chacun sur son ego. Chacun doit faire un travail intérieur pour respecter l’autre, ne pas l’écraser ni l’envier, et réduire sa violence intérieure. Dans le stress de nos vies, nous serions bien avisés de nous inspirer !
Le déboisement du Forum des Halles est-il inéluctable ? Comment réagir ?
On me dit que le dossier est absolument bouclé et qu’il n’y a rien à faire, hélas. Je pense que la Mairie savait que les Parisiens étaient prêts se révolter contre l’abattage des arbres car on a bouclé le quartier avec des forces de police. Pourquoi les avoir appelées, et tout fait en catimini, si les intentions de l’équipe municipales étaient justes ? La vérité ne triomphe jamais par la force, elle triomphe parce qu’elle est la vérité, tout simplement. Jusqu’à présent, j’ai approuvé nombre d’initiatives de Bertrand Delanoë, mais là, je suis outrée. Comme nombre de socialistes, d’ailleurs.
Quels sont les combats que devrait mener l’écologie ?
Je ne suis, ni une idéologue, ni une scientifique. Dans le débat écologique qui prend son essor en ce moment, je me fais la simple passeuse d’un message venu de loin, celui de Djambo, éprouvé par des siècles d’observations et d’expériences fructueuses, fondées à la fois sur la rationalité, l’amour et la responsabilité de chacun. Magnifique trio, non ? Nous ne nous en sortirons que si nous unissons nos efforts pour le bien commun dans l’harmonie. Je prône donc comme Djambo en 1500 une écocitoyenneté active, collective, transgénérationnelle, les aînés instruisant les jeunes et vice-versa…Plus les jours passent, plus je trouve mon héros en phase avec le monde actuel. Comme lui, je pense que nous ne changerons le monde en grand qu’en le changeant en petit, chacun, tous les jours. Quel que soit notre âge, notre condition, notre niveau d’éducation et notre couleur politique. Et dans la joie ! La culpabilisation dans laquelle nous font baigner certains écologistes est contre-productive, les gens se disent : «  Les écolos sont des gens qui montrent les autres du doigt et punissent. » Sourions, que diable ! Et agissons au quotidien, ensemble…Vive la Bishnoï attitude !
(Crédit photo François Frain)